Lavraie science est une ignorance qui se sait. Michel de Montaigne ; Les pensées diverses (1580) Quand le faire et le dire vont ensemble, c'est une belle harmonie Michel de Montaigne ; Les essais (1580) Il n'est pas de passion qui ébranle tant la sincérité des jugements comme la colère. Michel de Montaigne ; Les essais (1580) Il n'est réplique si piquante que le
LA VERTU S' ENSEIGNE-T-ELLE ? Ménon " Pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu s’acquiert par l’enseignement ou par l’exercice, ou bien si elle ne résulte ni de l’enseignement ni de l’exercice mais est donnée à l’homme par la nature ? " Autrement dit, existe-t-il des maîtres de vertu ? Sinon la vertu est-elle un don naturel ? Il ne s’agit pas, comme le fait Ménon, de multiplier les exemples de conduites vertueuses. Comment, en effet, répondre à la question de départ si on ne sait pas en quoi consiste la vertu ? Socrate montrera que les prétendus maîtres dans l’art d’enseigner la vertu se contredisent. Si elle était véritablement science, elle s’enseignerait. Peut-on alors la considérer comme un " bien " ? Être homme de bien, incarné l’excellence est-ce un don naturel quelque chose d’inné ou bien est-ce l’effet d’une inspiration divine ? Problème rencontré est-il légitime d’examiner la qualité d’une chose dont on ne connaît pas l’essence la nature ? Les interlocuteurs cherchent, ici, à savoir quelle qualité doit avoir la vertu pour être transmissible. Réponse proposée elle doit avoir le statut de science. Or le simple fait d’attribuer, par avance, à la vertu la science comme qualité va entraver la bonne marche du dialogue. En présupposant qualité ce qui est proprement essence on compromet l’enquête. En ramenant l’essence au rang de qualité, le dialogue bloque, devient aporétique nous plonge dans l’embarras. Recourir à la méthode dite des hypothèses permet de progresser dans le domaine mathématique mais ne peut convenir à l’étude des valeurs morales. L’hypothèse, dans Le Ménon, ne s’enracine pas dans un terme supérieur qui lui servirait de fondement. D’où la nécessité d’établir un solide découpage dialectique, de bien connaître les articulations naturelles savoir découper le tout en ses éléments premiers. Connaître de façon discursive c’est aller logiquement des principes à l’examen des conséquences. On examinera attentivement l’extrait ci-dessous. Cf. Analyses et réflexions sur Platon, Ménon, Ellipses 1999. " La dialectique est l’art d’exposer des arguments et des preuves, l’art de raisonner extérieurement pour convaincre les autres, alors que la logique est l’art de bien diriger sa raison dans la recherche de la vérité, donc l’art de raisonner intérieurement Cependant branche de la philosophie, elle englobe l’art de raisonner tout entier, et la logique renferme alors la dialectique comme un moyen de communiquer aux autres la vérité qu’on a préalablement découvert par un examen conduit selon des règles ". ENSEIGNER-IGNORER-CONNAITRE. Dans le Ménon, le fondement du savoir est recherché. On distinguera plusieurs étapes ne pas savoir qu’on ne sait pas savoir qu’on ne sait pas désirer savoir savoir. Est ignorant celui qui est privé de savoir. Celui aussi qui ne désire pas savoir puisqu’il croit savoir. Il est cependant possible de rechercher ce qu’on ignore. Ménon " ce dont tu te souviens pas, c’est avec assurance que tu dois t’efforcer de le chercher et de te le remémorer ". Cf. théorie de la réminiscence. La connaissance apparaît ainsi comme le rappel d’un savoir jamais totalement effacé. Parallèlement le désir de savoir est une reconnaissance du vrai. Socrate nous en administre la preuve en interrogeant le jeune esclave de Ménon.ce dernier détient, en effet, à son insu un savoir. La communauté de raison désigne, ici, une participation à l’universel. La doxa est un savoir incertain elle peut être vraie, elle peut aussi être fausse. Ne pas confondre donc l’opinion fausse le prétendu savoir, l’ignorance qui s’ignore. l’opinion vraie une forme de savoir assez parcellaire, un intermédiaire entre la science et l’ignorance. L’opinion droite – orthè doxa – ne peut donner raison de ce qui est su. La vertu, en ce sens, peut être une opinion vraie. la science opinion vraie capable de se justifier rationnellement ayant pleinement conscience de ce qu’elle sait, elle peut en rendre raison. La maïeutique est une méthode d’éveil. L’interrogation pique au vif image de la raie-torpille. Ménon " Je suis tout engourdi, dans mon âme comme dans ma bouche, et je ne sais que te répondre ". Socrate " Ce n’est pas parce que je suis moi-même à l’aise que je mets les autres dans l’embarras, au contraire, c’est parce que je me trouve moi-même dans un extrême embarras que j’embarrasse aussi les autres ".
On est semble-t-il amené logiquement à la conclusion que Socrate cherchait à établir : en effet, ce n'est pas en la présence de ce qui est considéré comme la science au sens propre que se produit la passion dont il s'agit, pas plus que ce n'est la vraie science qui est tiraillée par la passion, mais c'est lorsqu'est présente la connaissance sensible.
Résumé Texte Notes Citation Auteur Résumés Dans ses œuvres morales L’Expulsion de la bête triomphante, La Cabale du cheval pégaséen, Giordano Bruno se livre à une confrontation très approfondie avec la théologie luthérienne et augustinienne. Plus spécifiquement, G. Bruno remet en question la notion d’ordre, en opposant au Dieu transcendant et personnel de la tradition chrétienne la divinité immanente et productrice de toutes les choses dans l’univers infini. Il parvient ainsi à la formulation d’une anthropologie problématique », selon laquelle l’homme n’occupe qu’une place périphérique et excentrée dans l’ordre infini des choses. Par là même, la philosophie de Bruno se présente comme une entreprise théorique dont la collocation épochale se situe en même temps entre les frontières de la Renaissance et du Baroque. In his moral works Expulsion of the Triumphant Beast, The Caballa of the Pegasean Horse, Giordano Bruno grapples very thoroughly with the Lutheran and Augustinian theologies. More specifically, he questions the notion of order by pitting agains the personal, transcendent God of the Christian tradition an immanent divinity that generates all things in an infinite universe. He thus propounds a problematical » anthropology according to which man only occupies a marginal and off-centre place in the infinite order of things. Bruno’s philosophy therefore presents itself as a theoretical project appertaining both to the Renaissance and the Baroque de page Texte intégral 1 Cf. Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, pp. 543-545. 1Dans un ouvrage désormais classique et à maints égards magistral, La légitimité des temps modernes, Hans Blumenberg affirme que Giordano Bruno et Nicolas de Cuse, "ne font pas époque, aucun n’est fondateur d’une époque. Et cependant tous deux se distinguent par la relation qu’ils ont face au seuil d’une époque. La spécificité de leurs systèmes est fondée sur la façon dont ils sont ordonnés au seuil d’époque. La différence la plus significative entre les deux manières de se rapporter au seuil d’une époque se trouve dans les positions de deux métaphysiciens spéculatifs face aux questions liées à la réforme copernicienne. Ce qu’il y a de précopernicien chez Nicolas de Cuse, dans la mesure où ce n’est pas encore moderne, est tout aussi spécifique de son système de pensée que l’est, chez Bruno, ce qu’il y a de postcopernicien, dans la mesure où il ne s’agit pas là d’un assentiment pur et simple à une théorie astronomique, mais de la volonté de l’élever au rang de fil directeur de la métaphysique cosmologique et anthropologique. Tous deux, le Cusain comme le Nolain, ont leurs arrière pensées inexprimées. Ce qui les distingue, ce n’est pas le degré d’inexprimé mais le degré d’indicible, ou plus précisément encore le lien qu’ils entretiennent avec la possibilité de "mettre quelque chose en langage". Que, pour l’un, ait encore été possible ce qui devait devenir irréalisable pour l’autre – la conciliation des opposés comme principe du monde, représentée par le salut dans l’incarnation, ce n’était pas là une affaire de différence de foi ou de capacité à assumer le destin, c’était la différence entre ce qui était encore historiquement possible et ce qui ne l’était plus"1. 2Selon H. Blumenberg, ce qui est désormais indicible chez Bruno est la puissance transcendante d’un Dieu se révélant dans le monde. Blumenberg appelle cela la prise en compte de l’autoépuisement de la puissance infinie de Dieu dans l’univers infini. La puissance infinie de Dieu ne demeure pas une possibilité, en partie inexprimée et toujours exprimable par une libre décision du créateur — elle s’est complètement et totalement affirmée dans l’univers infini. Ce qui entraîne deux conséquences l’impossibilité de la christologie — de l’Incarnation de la puissance divine à un moment donné de l’histoire du monde — et une anthropologie problématique, c’est-à-dire la difficulté, intrinsèque à la conception de l’autoépuisement de la puissance divine dans l’univers infini, de fournir une définition cohérente et stable de la nature humaine. 3Je voudrais ici m’interroger sur ce que H. Blumenberg appelle la possibilité de "mettre quelque chose en langage" de la part d’un philosophe, autrement dit je voudrais mettre en évidence le degré d’indicibilité qui caractérise la pensée de G. Bruno. Je voudrais ainsi essayer de comprendre ce que la langue philosophique de Bruno ne peut plus "dire" à partir précisément du seuil d’époque constitué par la réforme copernicienne. C’est en effet dans cet "indicible", et non pas dans cet "inexprimable", qui se trouve probablement la collocation épochale de Bruno et par là même la possibilité de déterminer la signification des catégories de "Baroque" et de "Renaissance". 2 Cf. Michele Ciliberto, La ruota del tempo. Interpretazione di Giordano Bruno, Rome, Editori Riuniti ... 3 Cf. à ce sujet, Alfonso Ingegno, La sommersa nave della religione. Studio sulla polemica anticristi ... 4Dans ce contexte, il est sans doute intéressant d’analyser la problématisation brunienne de l’anthropologie par rapport à une question précise, renvoyant à la notion théologique d’ordre. L’analyse de cette notion permet de comprendre le rapport que la philosophie de Bruno entretient avec une certaine théologie spéculative, en particulier celle de saint Augustin. Pour illustrer cette problématique, il convient de se rapporter aux œuvres morales de Bruno et plus spécifiquement à la Cabale du cheval pégaséeen. C’est en effet dans cet ouvrage que Bruno se livre à une confrontation approfondie avec la pensée de saint Augustin2. La Cabale est publiée à Londres en 1585, un an après l’Expulsion de la bête triomphante, et elle fait partie des œuvres "italiennes" du philosophe. Dans l’Expulsion de la bête triomphante et dans la Cabale du cheval pégaséen, G. Bruno se propose de définir les principes d’une réforme philosophique et morale de grande envergure, permettant à l’humanité de s’émanciper de la religion chrétienne, et notamment de la religion chrétienne dans sa forme extrême et "décadente" le protestantisme de Calvin et de Luther. Bruno tente dans ces deux œuvres de répondre à ce qu’il considère comme une condition de crise profonde affectant l’Europe de la fin du XVIe siècle une crise religieuse, philosophique, politique, économique et sociale. C’est dire que Bruno cherche d’abord à élucider les causes des guerres de religions3. 4 Cf. M. A. Granada, Giordano Bruno. Universo infinito, unión con Dios, perfección del hombre, Barcel ... 5Dans l’Expulsion de la bête triomphante, Bruno met en lumière les causes de cette crise qui affecte l’Europe de son temps la cause première, et sans doute la plus importante, réside dans la destruction, opérée par le Christianisme, du lien entre la Nature et la divinité. Avec la victoire de la religion chrétienne, Dieu s’est éloigné de la nature. C’est-à-dire que la religion chrétienne est la religion de la séparation et en même temps de la soumission de la Nature au pouvoir transcendant d’un Dieu créateur. En termes philosophiques, la "puissance absolue" de Dieu soumet la nature en vertu de sa "puissance ordonnée", et cette soumission légitime le retrait de Dieu de la nature. La nature est ainsi privée de la vie divine, et elle devient par conséquent une réalité complètement inanimée. Aux yeux de Bruno, cette séparation entre Dieu et la nature est davantage aggravée par la médiation christique ; le Christ représente en effet la légitimation définitive de cette séparation. La nature constitue ainsi la seule et unique médiation entre Dieu et les hommes4. 5 Cf. Michele Ciliberto, Giordano Bruno, Rome-Bari, Laterza, 1992. 6Cette rupture entre la nature et la divinité est accentuée par les protestants, notamment avec la théorie luthérienne de la grâce. Cette théorie représente en effet pour Bruno le triomphe de l’inactivité, le refus de s’engager dans la connaissance naturelle et dans la pratique éthico-politique. Pour surmonter la crise et pour expulser la "bête triomphante" de la culture européenne, il s’agit d’instituer une nouvelle religion naturelle, calquée sur le modèle de la religion naturelle des égyptiens. La vraie religion est la religion naturelle, la religion philosophique qui permet de créer, à partir du lien originaire entre Dieu et la nature, de nouveaux liens de civilisation et de progrès entre les hommes. Il s’agit en définitive de la "religion naturelle" de l’effort et de l’activité — de la vertu machiavélienne. Le modèle de la vertu machiavélienne trouve ainsi sa légitimité dans la religion naturelle comme condition de possibilité de la religion civile, la seule en mesure de réformer et de remplacer la fausse reforme des réformés5. 6 Giordano Bruno, La Cabale du cheval pégaséen, in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Les Belles Lettres ... 7 Bruno, OC, VI, p. 60. 7Dans la Cabale, Bruno approfondit davantage ces problématiques, mais selon une perspective qui à première vue renverse tous les solutions exposées dans l’Expulsion. Dans le Premier Dialogue de l’œuvre, Bruno reconnaît la valeur de l’ignorance et de l’asinité, c’est-à-dire de la passivité et de l’oisiveté. Il affirme en effet que "savoir, c’est ignorer"6, et que la vraie sagesse consiste dans la découverte de la vérité par l’ignorance. C’est dire que dans ce premier dialogue, Bruno reprend la thèse célèbre de la docte ignorance formulée par Nicolas de Cuse. C’est dans cette optique cusanienne que Bruno fait l’éloge de l’ignorance comme non-savoir indispensable à la saisie, partielle et limité, de la vérité divine. Le savoir humain de la divinité ne peut être qu’ignorance. C’est pourquoi selon Bruno l’asinité possède un caractère céleste ou cabalistique il faut en effet que les hommes imitent et deviennent comme les ânes qui, pour les cabalistes, sont les symboles de la sagesse divine. En s’appuyant notamment sur le De occulta philosophia d’Agrippa, Bruno affirme que "si l’âne est bien le symbole de la sagesse dans les Sefirot divins, c’est parce que celui qui veut pénétrer les secrets et les refuges cachés de cette sagesse doit nécessairement faire métier d’être sobre et patient, avoir museau, tête et dos d’âne"7. 8 Ibid., p. 74-76. 9 Ibid., p. 82. 8Dans cette perspective, Bruno énumère les genres possibles d’ignorance ou d’asinité. Il existe par exemple l’ignorance des théologiens mystiques celle de Denys l’Aréopagite, celle des sceptiques pyrrhoniens ou encore celle des théologiens chrétiens, "parmi lesquels l’homme de Tarse l’a d’autant plus magnifiée qu’elle passe par une très grande folie auprès de tout le monde"8. C’est précisément dans le cadre de l’analyse de l’asinité théologique chrétienne que Bruno cite saint Augustin. "Le savant Augustin, tout enivré par ce divin nectar, témoigne dans ses Soliloques que l’ignorance, plutôt que la science, nous conduit à Dieu, et que la science, plutôt que l’ignorance, fait notre perte. Pour figurer cela, il veut que le rédempteur du monde soit entrée dans Jérusalem grâce aux jambes et aux pieds des ânes, signifiant par anagogie dans la cité militante ce qui doit s’avérer dans la cité triomphante"9. 9À la fin du premier dialogue, Augustin représente aux yeux de Bruno le modèle théologique incarnant parfaitement la docte ignorance, celui pour lequel "il ne saurait y avoir au monde de meilleure contemplation que celle qui nie toute science". En ce sens, la morale augustinienne, fondée sur le refus de la curiositas et sur l’acceptation de la part de l’homme de son ignorance essentielle devant l’immensité divine, désigne la pratique la mieux adaptée pour parvenir au salut et à l’obtention de la grâce. Pour accéder au royaume des cieux, il faut que les hommes deviennent des ânes — c’est-à-dire des ignorants. Ce n’est qu’en imitant l’âne cabalistique que les hommes peuvent parvenir au salut et gagner ainsi l’immortalité. Bruno entend par là souligner le fait que la connaissance humaine de la divinité n’est jamais totale — elle est toujours "compliquée" par l’ignorance, par l’ombre et la similitude, par le jeu complexe des conjectures. 10Dans le Deuxième dialogue de la Cabale, Bruno change visiblement de problématique, sans pour autant délaisser la référence à l’asinité. Bruno y décrit en effet les vicissitudes d’un âne volant ou cheval pégaséen au nom d’Onorio — c’est-à-dire d’un âne céleste, qui passe à travers différentes réincarnations, dont celle d’un âne concret, d’un philosophe sceptique et même d’Aristote. Bruno se sert ici du mythe pythagoricien de la métempsycose comme modèle fictif et littéraire pour illustrer son propos. Que montre le cycle des différentes réincarnations du cheval pégaséen ? En d’autres termes que découvre l’âne Onorio au fil des différents passages sur terre en tant que bête âne concret et homme ? 10 Ibid, p. 92-94. Qu’à partir de la même matière corporelle se font tous les corps et de la même substance spirituelle se font tous les esprits. [Par conséquent] que l’âme de l’homme n’est pas différente en substance de celle des bêtes. L’âme de l’homme est semblable par son essence spécifique et générique à celle des mouches, des huîtres marines, des plantes et de tout ce qui est animé ou a une âme comme il n’est pas de corps qui, avec plus ou moins de vivacité et de perfection, n’ait communication d’esprit en lui-même. Or cet esprit, par destin, providence, ordre ou fortune, vient à se joindre tantôt à une espèce de corps, tantôt à une autre ; et, en fonction de la diversité des complexions et des membres, il vient à acquérir différents degrés et perfections de l’esprit et d’opérations. De là résulte que cet esprit, ou cette âme, qui était dans l’araignée et y avait une certaine industrie, ces griffes et ces membres en tel nombre, quantité et forme, ce même esprit, une fois atteinte la génération humaine, acquiert une autre intelligence, d’autres instruments, aptitudes et 11 Ibid., VI, p. 96. Sur la même problématique, cf. ibidem, p. 26. 11Voilà le premier enseignement de l’âne céleste dans l’ordre productif de la nature, les hommes ne possèdent aucune supériorité intellectuelle sur les bêtes. L’âme appartient en effet à toutes les espèces vivantes, car tous les êtres vivants sont dotés d’intellect. Bruno affirme même "qu’il est possible que beaucoup d’animaux puissent avoir plus d’esprit et un intellect bien plus éclairés que l’homme"11. L’homme appartient ainsi à l’ordre de la nature, tant du point de la substance spirituelle que de la substance corporelle. De ce point de vue, il ne constitue pas une exception ontologique. Selon Bruno, en effet, si l’homme, avec son esprit, pouvait se métamorphoser en serpent, il deviendrait serpent à tous les effets. 12Qu’est-ce qui constitue par conséquent la spécificité de la nature humaine ? 12 Ibid., p. 96-98. Pour te persuader que c’est la vérité, considère les choses d’un peu plus près et imagine par toi-même ce qu’il arriverait si l’homme avait deux fois plus d’esprit, si l’intellect agent brillait en lui beaucoup plus clairement qu’il ne brille et si, de surcroît, ses mains se trouvaient transformées en deux pieds, tout le reste demeurant dans son intégrité ordinaire ; dis-moi où pourrait subsister la relation entre les hommes ? Où seraient les institutions de doctrine, les inventions de discipline, les congrégations des citoyens, les structures des édifices et tant d’autres choses qui sont les signes de la grandeur et de l’excellence humaines et qui font de l’homme le triomphateur véritablement invaincu des autres espèces ? Tout cela, à y regarder de près, ne renvoie pas tant à ce qu’il dicte l’esprit qu’à ce que dicte la main, organes des organes12. 13 Voir Arisote, De Anima, III, 8, 432 a 1, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 239 "L’âme ressemble à la ... 13Bruno réinterprète ici la célèbre définition aristotélicienne de la main comme organe des organes13 à la lumière d’une problématique qui le conduit à la définition de ce qu’on pourrait appeler une "anthropologie organique ». Quels sont les caractères d’une telle anthropologie ? 14 Cf. Nicola Badaloni, Giordano Bruno. Tra cosmologia e etica, Bari-Rome, De Donato, 1988. 14D’abord, c’est le fait que l’homme ne possède aucune supériorité intellectuelle et aucune dignité morale dans l’ordre naturel des choses. Ce n’est pas l’âme ou les âmes qui façonnent la nature humaine. Cette nature est en réalité déterminée par un organe spécifique, par la main, car c’est la conformation organique du corps qui désigne l’appartenance à une espèce vivante. Comment l’homme, cette "nature" dotée d’une main, peut-il acquérir une dignité morale dans l’ordre de la nature, comment peut-il devenir le triomphateur véritablement invaincu des autres espèces ? À travers la connaissance naturelle et la pratique, c’est-à-dire en construisant des liens de civilisation. C’est par la constitution de ces liens complexes que l’esprit de l’homme acquiert sa spécificité, c’est donc par l’usage de l’organe de la main que l’esprit de l’homme peut réellement se développer. La nature humaine parvient ainsi à la possession de sa puissance — cognitive et pratique — à partir de l’usage de l’organe qui désigne son appartenance spécifique à l’ordre naturel des êtres. Cela signifie que la perfection de cette nature se fonde sur les processus d’interaction perpétuels entre l’activité humaine et son milieu — c’est-à-dire ce qu’il résulte de sa pratique. Bruno ne reconnaît à l’homme aucune dignité naturelle, mais, en même temps, c’est précisément en vertu de cette désubstantialisation de la nature humaine qu’il légitime sa dignité morale à partir de l’effort cognitif et de l’activité14. 15 Bruno, OC, VI, p. 112. 15Quels sont les autres enseignements qu’Onorio a tirés de ses voyages et des réincarnations sur la terre. Qu’est-ce que le cheval pégaséen a appris lorsqu’il est incarné en Aristote ou en philosophe sceptique ? Il a appris que ces philosophes et ces philosophies ont détruit la philosophie naturelle — la vraie connaissance des métamorphoses naturelles. Bruno considère ainsi Aristote comme étant le principal responsable de la fin de la philosophie naturelle. Voici en effet ce qu’affirme l’âne Onorio incarné en Aristote "C’est à cause de moi que la science naturelle et divine s’est éteinte, tout en bas de la roue, alors qu’elle avait connu son apogée au temps des Chaldéens et des pythagoriciens"15. 16Ce qui est encore plus grave aux yeux de Bruno est le fait que les hommes ont accepté ces philosophies d’une manière complètement passive et sans les remettre en question. Les hommes, nourris d’aristotélisme et de scepticisme, sont devenus réellement des bêtes, des ânes à part entière ; ils renoncent à connaître et ils ne désirent plus connaître, car ils estiment que toute forme de savoir est désormais impossible. Ainsi leur science présumée n’est qu’ignorance de la nature, c’est-à-dire ignorance du cycle infini de la métamorphose des êtres, de l’ordre éternel de la vicissitude. 16 Voir A. Ingegno, "L’Expulsion de la bête triomphante. Une mythologie moderne", in Mondes, formes et ... 17La Cabale du cheval pégaséen s’achève précisément sur cette problématique, résumée par A. Ingegno en ces termes "Comment réaliser la coïncidence entre une ignorance qui se reconnaît comme savoir suprême et un savoir qui finit par se révéler comme une pure et simple ignorance" ?16. Autrement dit comment connaître la nature suivant les principes de la philosophie naturelle ou de la docte ignorance ? 17 Voir Ingegno, "L’Expulsion de bête triomphante. Une mythologie moderne", op. cit., p. 83. 18La réponse se trouve dans l’appendice à la Cabale, dans un texte très court, très crypté et très cryptique, intitulé L’âne cillénique ou l’âne de Mercure. L’âne de Mercure est celui qui conjugue la science et l’ignorance, celui qui sait que la divinité est dans les choses mais qu’elle ne sera jamais connue en raison de son infinité. Mais comment fait-il pour posséder cette docte ignorance ? Réponse parce qu’il est à la fois homme et bête, parce qu’il est un âne avec des mains. L’âne de Mercure est l’homme qui sait et qui n’oublie pas qu’il aussi animal, et c’est en vertu de cette connaissance et de cette mémoire qu’il peut connaître et trouver la divinité dans les choses. L’"homme-âne" ne prétend pas abandonner l’ordre naturel des choses, parce qu’il sait qu’il appartient nécessairement à cet ordre. En effet, "l’âne de Mercure possède les attributs de l’animal et de l’homme, en conservant ce que les hommes ont d’humain sans rien perdre de ce qu’ils ont d’animal"17. 19Ce n’est donc qu’à la fin que le sens de tout l’ouvrage s’éclaire. Pourquoi Bruno s’oppose-t-il au Christianisme ? Parce que le Christianisme a brisé le lien entre la nature et la divinité, en brisant également le lien entre l’ignorance et la vérité, donc entre l’homme et l’animal. Le christianisme a progressivement convaincu les hommes qu’ils ne sont que des ânes ce qui est vrai mais il les a aussi persuadés à rester des ânes en les empêchant de devenir des hommes. La religion chrétienne a rendu non seulement les hommes oisifs et incapables d’agir, mais elle les aussi transformés en des ânes concrets, c’est-à-dire qu’elle les a rendu complètement et réellement ignorants. Les hommes sont devenus des "bêtes" dont le seul organe qui fonctionne est l’oreille, nécessaire pour écouter les ordres d’un Dieu ineffable, qu’ils ne pourront d’ailleurs jamais comprendre. En ce sens, l’âne chrétien ne sait pas "lier" la connaissance des choses naturelles à la pratique, à l’activité finalisée au bien public et au développement de la civilisation. 18 Bruno, OC, VI, p. 34. 20En effet, "ce sont les sots de ce monde qui ont fondé la religion, les cérémonies, la loi, la foi et la règle de vie. Les plus grands ânes du monde ceux qui, privés de tout autre sentiment et de toute doctrine, dépourvus de toute vie sociale et de toute coutume civile, pourrissent dans l’éternelle pédanterie sont ceux qui, par la grâce du ciel, réforment la foi souillée et corrompue [...] ; ce ne sont pas ceux qui, plein d’une curiosité impie, vont ou allèrent jamais poursuivre les arcanes de la nature et calculer les vicissitudes des étoiles"18. 19 Ibid., p. 38. 21Non seulement la religion chrétienne a été fondée par des sots et par des ânes, mais ceux qui prétendent aujourd’hui la réformer sont doublement sots et ignorants. Ce qui est de toute manière clair pour Bruno est le fait que les fondateurs de la religion chrétienne sont "les pauvres d’esprit, les petits enfants, ceux dont les discours sont puérils ; ceux qui, par mépris du monde, ont banni tout soin du corps et de la chair qui entoure leur âme, cette chair dont ils se sont dépouillés, qu’ils ont piétinée et jetée à terre, pour faire passer plus glorieusement et triomphalement l’ânesse de son cher ânon"19. 22C’est précisément dans le cadre de cette problématique que Bruno s’oppose à saint Augustin. En effet, Augustin représente pour Bruno le modèle de l’asinité chrétienne. Pourquoi Augustin représente-t-il ce modèle ? Parce qu’Augustin et Bruno élaborent deux conceptions différentes de l’ordre naturel en conférant par là même un sens et un statut différents à la puissance humaine et aux formes multiples de son affirmation. 20 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, livre X ; sur la différence entre "amour d’usage" et "amour de ... 23Pour Augustin, l’ordre de la création se déploie en effet selon la logique de la hiérarchie qui va du créateur suprême jusqu’aux plus petites créatures en passant par l’homme. Dans cette hiérarchie, l’homme occupe une place privilégiée il est au-dessus de toutes les autres créatures et au-dessous de son créateur. Il ne peut donc agir que dans les marges de cette nécessité ordonnée. C’est là le fondement de la morale augustinienne, synthétisée par la dialectique entre l’amour de jouissance et l’amour d’usage. L’équilibre entre ces deux amours ouvre la possibilité de la morale augustinienne, comme morale de la liberté et du choix ultime entre le bien et le mal, appartenant toujours à l’homme. On sait que cet équilibre, à lui seul, ne suffit pas pour parvenir au salut – la grâce étant la condition ultime pour la réalisation de cette possibilité20. 24Chez Bruno, en revanche, on retrouve trois types d’ordre 21 Cf. L. Salza, Métamorphose de la physis. Giordano Bruno infinité des mondes, vicissitude des chos ... l’ordre nécessaire de production naturelle, qui s’explique comme nécessité de la vicissitude des choses. La nature s’exprime comme matière et comme pensée, mais tandis que la pensée demeure toujours la même intellect agent universel, la matière s’individualise en des corps, et c’est cette individuation corporelle, définie par la spécificité des organes, qui permet de différencier les espèces vivantes. Cette individuation organique est le résultat de métamorphose, de l’ordre nécessaire et éternel des vicissitudes naturelles. L’homme est le produit de cet ordre. Il s’agit d’un point crucial en reprenant la philosophie naturelle de Lucrèce, Bruno développe une ontologie de l’appartenance des êtres finis au même ordre des choses, mais cette appartenance n’implique nullement une uniformité et une indistinction ; il ne s’agit pas d’un ordre uniforme mais d’un ordre multiforme — celui de la métamorphose21. L’ordre des espèces naturelles, qui dépend de la conformation des organes. L’homme ne possède aucune destinée préfixée dans cet ordre des espèces ; il peut en revanche s’en construire une par la pratique, c’est-à-dire par l’usage de l’organe, la main, qui définit son principe d’individuation. Dans l’ordre d’appartenance à la métamorphose, il existe des points d’individuation qui sont déterminés par les spécifications de la matière, par la formation des organes. C’est le cycle infini de la métamorphose qui produit les organes, donc les individus. Bruno développe une véritable anthropologie de l’organe en effet, du point de vue de l’esprit, l’homme est égal à une huître ou à un serpent. C’est sans doute ici que réside le noyau véritable de la pensée antichrétienne de Bruno. À la lumière de ces présupposés, il est évident que l’opposition entre Bruno et Augustin concerne en particulier la définition d’une anthropologie fondamentale pour Bruno, la notion de nature humaine n’est jamais prédéterminée, elle n’appartient pas à un ordre hiérarchique — car l’ordre naturel de production des êtres n’est aucunement hiérarchique. 22 Cette thématique était déjà au centre de l’Expulsion de la bête triomphante. L’ordre mondain qui peut dériver de l’utilisation de ces configurations corporelles ; il s’agit de l’ordre de la morale. Or il est clair que c’est la détermination de la place, de la fonction et de la finalité de la nature humaine dans l’ordre naturel des choses qui permet de trouver les principes de la morale. Que se passe-t-il en effet lorsque une âme s’incarne en un homme ? C’est-à-dire que l’homme doit-il faire avec son corps, avec l’individuation corporelle que l’ordre de la métamorphose naturelle lui a octroyé ? Il se trouve face à deux possibilités ou rester dans l’ignorance, rester un âne, comme les chrétiens, les aristotéliciens et les sceptiques ou bien développer toutes les potentialités inhérentes à sa nature et à son corps, comme l’âne de Mercure. On retrouve ici la thématique de l’Expulsion même dans l’ordre nécessaire de la vicissitude universelle des choses, l’homme peut construire un ordre humain22. 25Mais il s’agit d’une possibilité et non pas d’une nécessité inscrite dans l’essence de la nature humaine. La preuve en est que les animaux sont probablement meilleurs que les hommes du point de vue de l’intelligence naturelle. Ce que nous avons en plus par rapport aux animaux n’est rien d’autre que la conformation de notre corps – la possibilité d’utiliser la main. C’est donc par la pratique et par la connaissance que nous pouvons constituer un ordre humain et définir ainsi les principes d’une morale conforme à notre propre puissance organique. 26Ainsi, la morale de Bruno présuppose nécessairement son anthropologie organique mais elle préfigure également les stratégies de son dépassement culturel le corps que nous sommes peut nous permettre de construire et d’inventer des formes de vie pouvant excéder l’ordre nécessaire de la nature. C’est là que réside la possibilité, toujours incertaine, de déterminer les formes de la liberté humaine. La morale brunienne est la morale qui réunit la vérité et l’ignorance, la connaissance et l’asinité. Il s’agit de la morale de la docte ignorance. 27C’est dans cette optique que Bruno interprète quatre épisodes de la Bible d’une manière totalement contraire à l’herméneutique chrétienne et en l’occurrence augustinienne. 23 Bruno, OC, VI, p. 40. Le Paradis terrestre est une condition d’ignorance et d’asinité et non pas de perfection anthropologique23. Il ne s’agit donc pas pour les hommes de retrouver la condition du Paradis terrestre mais au contraire de s’en éloigner le plus possible, l’état d’innocence naturelle étant le véritable état d’ignorance de l’humanité. Or c’est précisément cet état d’innocence que les protestants prétendent restaurer — en invoquant un rapport direct entre le créateur et la créature. 24 Ibid., OC, VI, p. 80. 25 Ibid., OC, VI, p. 32. Le geste d’Adam volant le fruit défendu de l’arbre de la science est un acte de courage, comparable à celui de Prométhée24. Pour Bruno, en effet, l’orgueil est la véritable passion de la connaissance "l’orgueil, qui s’enhardit à lever la tête vers le ciel, a été bel et bien déraciné car Dieu a élu les choses sans force pour confondre les choses du monde"25. L’orgueil n’est donc pas le péché qui nous éloigne de Dieu mais la première vertu nous permettant de retrouver Dieu dans les choses. En ce sens, le péché originel ne peut pas exister, car ce péché présuppose précisément un ordre supérieur auquel l’homme est destiné par nature. En revanche, pour Augustin, nous n’avons pas le droit de rester à l’état animal, parce que notre nature appartient à un ordre supérieur. Mais nous devons nous émanciper de cette condition sans orgueil, c’est-à-dire en restant humble, en faisant preuve d’humilité devant le créateur. Le savoir humain ne peut jamais prétendre remplacer la sagesse éternelle de Dieu. Une telle morale est pour Bruno celle de l’asinité et de l’oisiveté. C’est la morale de l’ignorance sans le savoir. C’est dire que pour Bruno la morale ne peut pas faire l’économie de la curiositas, autrement dit de ce que Augustin considère comme étant le véritable péché d’orgueil. Mais il y a plus. En effet, a contrario, ce sont les augustiniens qui font véritablement preuve d’orgueil car ils prétendent, par humilité, autonomiser l’homme de l’ordre naturel des choses. Le véritable péché d’orgueil consiste pour Bruno à croire que l’homme est la créature privilégiée de Dieu – la plus proche de la divinité, alors que l’homme ne jouit d’aucun statut et d’aucune dignité métaphysique au sein de l’ordre naturel. Cette dignité ne peut être que le résultat, partiel et incertain, de son effort culturel. 26 Ibid., OC, VI, p. 80. La tour de Babel, c’est-à-dire la multiplicité des langages, est la preuve de la vitalité des connaissances et du désir de vérité des hommes. La richesse culturelle réside dans la multiplicité des langages, qui peuvent être créés et composés d’une manière absolument libre. "Nous sommes libres d’appeler les choses comme il nous plaît et de limiter à notre guise les définitions et le sens des mots, comme l’a fait Averroès"26. Selon Bruno, toute tentative de réduire les connaissances humaines à l’unité, à un seul principe d’ordre, relève de la pure et simple ignorance. La nature humaine doit constamment se confronter à son animalité, à la nature qui désigne son appartenance à l’ordre des choses – même à l’animalité qui pourrait le conduire à sa perte. C’est pourquoi l’homme peut et doit devenir serpent. L’esprit de l’homme est en effet égal à celui du serpent. Ce qui différencie l’homme du serpent est la constitution de son corps ; mais si l’homme ne se fait pas serpent, il ne peut pas connaître sa spécificité. C’est cédant à la tentation du contraire que l’homme découvre ce qu’il est et ce qu’il peut devenir. En termes littéraires, l’homme doit "pactiser" avec le diable pour parvenir à sa véritable "humanité". 27 Cf. Fulvio Papi, Antropologia e civiltà nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nouva Italia, ... 28Ainsi, pour G. Bruno, à la différence de saint Augustin, la divinité n’est pas "donnée" à l’homme, mais elle doit être "construite" par l’homme, par son activité, sa connaissance et sa "curiositas". La signification la plus profonde de la morale brunienne réside précisément dans la construction permanente de la divinité à partir de la civilisation et de la culture que l’"animal-homme » produit en raison de sa conformation corporelle. L’animal homme n’existe pas en dehors d’un projet culturel et d’un contexte de civilisation fondé sur sa nature organique. La possession de la main fait de l’homme un animal pouvant" excéder l’ordre naturel pour construire un ordre culturel. Voilà pourquoi la construction de la divinité de la part de l’homme est une construction "civilisationnelle" enracinée dans un principe d’individuation naturelle et organique. Cette construction de la divinité correspond ainsi à l’effort visant à l’appréhension de la perfection de la nature humaine. La perfection de la nature humaine n’est possible qu’à partir des pratiques, des institutions, des lois et des coutumes qui forment la civilisation "humaine"27. 28 Cf. A. Ingegno, Cosmologia e filosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nouva Italia, 1 ... 29À la lumière de ces considérations, il apparaît que ce qui est devenu indicible pour la langue philosophique de Bruno est la signification éminemment théologique de la notion d’ordre — symbolisée par les concepts de transcendance divine, de hiérarchie cosmique et de dignité substantielle de la nature humaine. Cela ne signifie pas pour autant que Bruno "sécularise" la notion d’ordre. Il opère plutôt une mise en retrait de la théologie spéculative du domaine philosophique désormais circonscrit par la réforme copernicienne. Pour Bruno, le sens théologique de la notion d’ordre est devenu indicible, car il s’agit d’une "parole philosophique" qui ne dit plus rien d’affirmatif et qui n’appartient plus à sa langue philosophique. En revanche, cette notion acquiert un autre sens, celui qui découle de la réforme copernicienne c’est celui de la métamorphose des êtres finis dans l’univers infini. Par son travail spéculatif, Bruno opère ainsi une transformation philosophique de la notion théologique d’ordre28. 29 Cf. Tristan Dagron, Unité de l’être et dialectique Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1999. 30De ce point de vue, Bruno n’est plus un penseur humaniste de la Renaissance la notion d’ordre ne renvoie pas à un soubassement exclusivement théologique comme chez Marsile Ficin, Pic de la Mirandole ou Luther. Elle dit désormais "autre chose". Mais en même temps, Bruno attribue un sens nouveau à cette notion dans le contexte d’une tradition culturelle propre à la Renaissance, celle qui fait référence à la pensée magique d’Agrippa, au lullisme, à l’averroïsme de l’école de Padoue, au néoplatonisme florentin. En ce sens, Bruno est encore un philosophe de la Renaissance. Sa langue philosophique nomme une réalité nouvelle avec des mots anciens. À cet égard, le rapport de Bruno avec le néoplatonisme est exemplaire29. 30 Pour une interprétation plus "scientiste" de la pensée de G. Bruno, cf. H. Gatti, Giordano Bruno an ... 31Peut-on dès lors affirmer que Bruno est déjà un philosophe baroque ? Oui, en partie, parce qu’il utilise des concepts de métamorphose, de mouvement, de variation de transformation pour penser l’ordre naturel des choses. Mais pas tout à fait, parce que le seuil indépassable de la réforme copernicienne ne représente pas encore la condition nécessaire pour la formulation d’une théorie scientifique fondée sur les mathématiques, comme chez Descartes30. 32Il existe ainsi chez Bruno un double indicible quant à la notion d’ordre par rapport à la théologie d’origine augustinienne et par rapport à la science moderne, c’est-à-dire par rapport aux principes transcendants fondant la métaphysique et par rapport aux développements mathématiques de la réforme copernicienne. Ce que la langue philosophique de G. Bruno ne peut plus dire est la transcendance éminente et hiérarchique de l’ordre divin, de l’ordre mondain et de l’ordre humain ; et ce qu’elle ne peut pas encore entièrement "dire" est la signification moderne de cette notion, telle qu’elle se trouve par exemple chez Descartes. 33On sait en effet que Descartes fait de la notion d’ordre le soubassement de sa philosophie. L’ordre des raisons aboutit à la découverte de l’idée de Dieu en tant qu’idée première, comme seule et unique garantie de l’ordre du monde chez Descartes, c’est justement la théologie qui légitime l’arbre de la connaissance, c’est-à-dire la fondation véritable de la réforme copernicienne et galiléenne. Descartes, après Bruno, introduit à nouveau dans le champ philosophique la notion augustinienne d’ordre, dans un sens théologique et moral ; il suffit à cet égard de penser à la troisième maxime de la morale par provision. 31 Voir à ce propos Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin, 1992. 34Descartes est ainsi, de ce point de vue, un philosophe baroque, car il est obligé de faire appel à la théologie pour justifier sa conception scientifique et mécanique du monde. Descartes reconnaît la nécessité d’inclure l’ordre théologique dans la constitution de son système à rationalité forte, mais à la différence de Bruno, il ne fait plus référence à la tradition magique et hermétique pour illustrer les caractères saisissants de cet ordre. Voilà pourquoi Descartes n’est plus un philosophe de la Renaissance et il est, en partie, un philosophe baroque. Mais Descartes n’est pas non plus un philosophe baroque dans le même sens que Bruno, car on ne retrouve pas chez lui une réflexion radicale sur la métamorphose, la variation, la mutation et le multiforme. Dans cette optique, Descartes n’est pas non plus un auteur baroque au même sens que Bathasar Gracián ou Góngora31. 35En définitive, comment peut-on appliquer les catégories épochales de Baroque et de Renaissance à un philosophe sui generis comme Bruno ? D’une manière extrêmement précise et contextualisée. Ces catégories sont utiles quand elles sont employées de manière dynamique et ouverte, quand elles permettent de faire fonctionner des dispositifs — comme celui de la signification d’une notion théologique par exemple — nécessaires pour expliciter les enjeux traversant les différents questionnements qui définissent la spécificité d’un auteur. Elles sont utiles quand elles sont employées au pluriel. Elles permettent ainsi de nous faire comprendre qu’il existe des auteurs qui se situent, en même temps, au-delà et en deçà d’un seuil d’époque — c’est-à-dire des auteurs qui travaillent avec des matériaux hétérogènes transitant et passant d’une époque à l’autre. Certains auteurs et c’est le cas de G. Bruno peuvent partager des problématiques communes avec des auteurs d’une autre époque et fournir néanmoins des réponses différentes de ceux-ci ; au même titre, ils peuvent formuler des solutions semblables à des problèmes différents. 32 Voir Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 1992, pp. 49-58. 36Ces catégories permettent de comprendre qu’il n’y a ni fixité ni rigidité dans les notions philosophiques — mais qu’il n’y a pas non plus de confusion, d’opacité ou d’imprécision. Lorsque nous parlons de "Baroque" ou de "Renaissance", nous n’avons pas affaire à un espace clos, à une "couche uniforme" ou à un "texte unique" selon la définition célèbre de la Renaissance proposée par M. Foucault dans Les mots et les choses32 mais à des frontières poreuses et perméables, à une surface composée d’aspérités, habitée par des points de tensions, traversée par des courbes à géométrie variable ; autrement dit, nous sommes confrontés à un ensemble de composantes singulières et différenciées que chaque auteur plie et transforme selon ses propres exigences conceptuelles. C’est ainsi que, dans les variations multiples de cette surface âpre et spongieuse, la langue philosophique d’un auteur véhicule ses problématiques et formule ses solutions. Haut de page Notes 1 Cf. Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, pp. 543-545. 2 Cf. Michele Ciliberto, La ruota del tempo. Interpretazione di Giordano Bruno, Rome, Editori Riuniti, 1986. 3 Cf. à ce sujet, Alfonso Ingegno, La sommersa nave della religione. Studio sulla polemica anticristiana del Bruno, Naples, Bibliopolis, 1985 et aussi Regia Pazzia. Bruno lettore di Calvino, Urbino, Quattroventi, 1987. 4 Cf. M. A. Granada, Giordano Bruno. Universo infinito, unión con Dios, perfección del hombre, Barcelone, Herder, 2002. 5 Cf. Michele Ciliberto, Giordano Bruno, Rome-Bari, Laterza, 1992. 6 Giordano Bruno, La Cabale du cheval pégaséen, in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 70 Dorénavant nous citerons OC, II, suivi du numéro de page. 7 Bruno, OC, VI, p. 60. 8 Ibid., p. 74-76. 9 Ibid., p. 82. 10 Ibid, p. 92-94. 11 Ibid., VI, p. 96. Sur la même problématique, cf. ibidem, p. 26. 12 Ibid., p. 96-98. 13 Voir Arisote, De Anima, III, 8, 432 a 1, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 239 "L’âme ressemble à la main. La main, en effet, constitue un instrument d’instruments et l’intelligence, de son côté, une forme de formes, ainsi que le sens une forme des sensibles". 14 Cf. Nicola Badaloni, Giordano Bruno. Tra cosmologia e etica, Bari-Rome, De Donato, 1988. 15 Bruno, OC, VI, p. 112. 16 Voir A. Ingegno, "L’Expulsion de la bête triomphante. Une mythologie moderne", in Mondes, formes et société selon Giordano Bruno, textes réunis par T. Dagron et H. Vedrine, Paris, Vrin, 2003, p. 80. 17 Voir Ingegno, "L’Expulsion de bête triomphante. Une mythologie moderne", op. cit., p. 83. 18 Bruno, OC, VI, p. 34. 19 Ibid., p. 38. 20 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, livre X ; sur la différence entre "amour d’usage" et "amour de jouissance", cf. De Doctrina christiana, en particulier livre I. 21 Cf. L. Salza, Métamorphose de la physis. Giordano Bruno infinité des mondes, vicissitude des choses, sagesse héroïque, Paris-Naples, Vrin – La Città del Sole, 2005. 22 Cette thématique était déjà au centre de l’Expulsion de la bête triomphante. 23 Bruno, OC, VI, p. 40. 24 Ibid., OC, VI, p. 80. 25 Ibid., OC, VI, p. 32. 26 Ibid., OC, VI, p. 80. 27 Cf. Fulvio Papi, Antropologia e civiltà nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nouva Italia, 1968. 28 Cf. A. Ingegno, Cosmologia e filosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Florence, La Nouva Italia, 1978. 29 Cf. Tristan Dagron, Unité de l’être et dialectique Giordano Bruno, Paris, Vrin, 1999. 30 Pour une interprétation plus "scientiste" de la pensée de G. Bruno, cf. H. Gatti, Giordano Bruno and Renaissance Science, London, Cornell University Press, 1999. 31 Voir à ce propos Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin, 1992. 32 Voir Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 1992, pp. de page Pour citer cet article Référence électronique Saverio Ansaldi, La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin à propos de la Cabale du cheval pégaséen », Études Épistémè [En ligne], 9 2006, mis en ligne le 01 avril 2006, consulté le 27 août 2022. URL ; DOI de page Auteur Saverio AnsaldiSaverio Ansaldi est maître de conférences en philosophie à l’Université de Montpellier III – Paul Valéry. Il a publié La tentative schellingienne. Un système de la liberté est-il possible ? L’Harmattan, 1993 ; Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude Kimé, 2001. Il a également coordonné l’édition française des écrits de Carl Gebhardt, Spinoza. Judaïsme et baroque Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000.Haut de page
Leurenseigner que la science est un grimoire à mémoriser n’est pas la bonne méthode. Je travaille actuellement à une édition de L’Ignorance destinée à accompagner les fastidieux manuels scolaires pendant les cours de science dispensés aux adolescents de 15 à 18 ans. Cet ouvrage leur enseignera que la science, c’est ce que l’on ignore, plutôt
Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Rabelais, Pantagruel. Utiliser la science dans un but immoral et pervers revient au bout du compte à détruire ce qui fait la noblesse de l'homme. Savoir par coeur n'est pas savoir c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Montaigne, Essais, I, 26. Savoir par coeur relève d'un apprentissage mécanique et d'une conservation d'informations communiquées par d'autres que l'on répète sans réfléchir. Le véritable savoir consiste à imaginer et à ouvrir de nouvelles voies. Ce n'est pas dans la science qu'est le bonheur, mais dans l'acquisition de la science. Edgar Poe, Puissance de la parole. Le bonheur intellectuel réside dans la recherche et dans l'apprentissage. Celui qui saurait tout d'une science se priverait de ces plaisirs ainsi que de celui de la découverte. La véritable science enseigne, par-dessus tout, à douter et à être ignorant. Miguel de Unamuno, Le Sentiment tragique de la vie. La véritable science enseigne la précarité de ses propres affirmations et l'ignorance dans laquelle l'homme se trouve être, en définitive, des mystères de l'univers. Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure. Dans toute connaissance, l'esprit met quelque chose de lui-même. C'est pourquoi il faut distinguer la connaissance a priori de la forme des choses, de la connaissance a posteriori de la matière et qui émane de l'objet connu. On ne connaît pas complètement une science tant qu'on n'en sait pas l'histoire. Auguste Comte. La connaissance d'une science passe par la connaissance de son itinéraire, c'est-à-dire de ses errances, de ses erreurs et de ses découvertes. Pour expliquer un brin de paille, il faut démonter tout l'univers. Rémy de Gourmont, Le Chemin de velours. La chose en apparence la plus insignifiante est en fait reliée à la totalité de l'Univers ; et l'on ne saurait l'expliquer sans expliquer l'Univers. Toute science crée une nouvelle ignorance. Henri Michaux, Difficultés, Le portrait de A. Plus une science progresse dans sa recherche, plus elle découvre l'étendue de son ignorance face à ce qu'il lui reste à comprendre et à résoudre. Nul ne voit que la science est elle-même aphasique. Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux. La science est incapable de parler ou de comprendre le monde qu'elle prétend pourtant expliquer. Si elle admettait son absence de fondement, l'échafaudage de la réalité s'écroulerait. Pour le savant, croire la science achevée est toujours une illusion aussi complète que le serait pour l'historien de croire l'histoire terminée. Louis de Broglie, Physique et microphysique. La recherche scientifique est une quête sans fin. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique. L'homme doit vaincre ses préjugés s'il veut avoir une chance de comprendre les phénomènes scientifiques. Une expérience scientifique est ... une expérience qui contredit l'expérience commune. Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique. Une théorie scientifique peut annuler une autre théorie scientifique, mais les vérités des oeuvres d'art se soutiennent les unes les autres. Eugène Ionesco, Notes et contre-notes. Il n'y a pas de vérité absolue en science puisqu'il est fréquent qu'une théorie scientifique en batte en brèche une autre. Au contraire, il n'y a pas de contradiction en art, d'une oeuvre à l'autre, chacune découvrant une parcelle de vérité.
P. anal. État de l'homme avant le développement de la science, des savoirs rationnels. L'homme, dans sa première ignorance, supposa des divinités attachées à chaque phénomène (C. Bernard, Introd. ét. méd. exp., 1865, p. 77). Plus l'homme se développe par la tête, plus il rêve le pôle contraire, c'est-à-dire l'irrationnel, le repos dans la complète
On me pose souvent la question qu’est-ce que la philosophie ? – A quoi sert-elle ? Dans la mesure où un chapitre de mon blog est destiné à élucider ces questions, je supprime d’ordinaire ces messages. Mais ils sont, sans doute, le signe, que certains internautes sont en quête d’un cours synthétique comblant une curiosité bien légitime celle du lycéen n’ayant jamais fait de philosophie ou celle de l’honnête homme ayant parfois des doutes sur l’intérêt d’une discipline trop souvent galvaudée sur la scène publique. Car la philosophie est à la mode mais il n'est pas sûr que ceux qui en assurent le succès médiatique en soient les plus fidèles serviteurs. Reste que, comme le montre la fréquentation des grands philosophes, rien n'est plus problématique que la réponse à une telle question. Cela tient au fait que la définition de la philosophie est en jeu dans le questionnement et la pratique philosophiques eux-mêmes. Chaque auteur incarne l'intentionnalité philosophique à sa manière, en réactualise la nature et les fins de telle sorte qu'il peut être intéressant d'en décrire les variantes. Mais ce n'est pas mon objectif dans cet article où je cherche avant tout à saisir l'intentionnalité philosophique elle-même dans ce qu'elle a de plus essentiel. D'où ce cours où je défends une certaine IDEE de la philosophie, celle que Platon attribue à Socrate et qui inspire la plupart des cours du premier chapitre de ce blog. Cette IDEE peut être discutée par tous ceux qui, de l'intérieur de la philosophie, sont conduits à la problématiser, mais il me semble qu'on ne peut pas, sans contradiction, disqualifier radicalement la posture socratique et se prétendre philosophe. Qu’est-ce donc que la philosophie ? Quelle est sa nature et quels sont ses enjeux ? L’étymologie du mot fournit une première indication. Selon la terminologie grecque, φιλοοφία est composé de φιλεῖν, aimer » et de οφία, la sagesse, le savoir» , la philosophie se définit comme amour de la sagesse. Mais que faut-il entendre par là ? I Le philosophe n’est pas le sage. Il importe de souligner qu’en se présentant comme un amoureux de la sagesse, le philosophe annonce clairement qu’il ne prétend pas être un sage. Le φιλοοφ n’est pas le οφ, ce Sage qui était l’objet d’un culte dans la Grèce antique. [Pour mémoire Le chiffre sept étant considéré comme celui de la sagesse, la tradition voulait que ces Sages fussent au nombre de sept. La liste de ces sept personnes avait été arrêtée par les prêtres de Delphes selon l'oracle en 585 av. Mais elle peut varier selon les historiens. Il s'agit, selon Diogène Laërce de Thalès de Milet, Bias de Priène, Solon d’Athènes, Chilon de Sparte, Périandre de Corinthe, Épiménide de Crète, Phérécyde de Syros, Pittacos de Mytilène, Cléobule de Lindos à Rhodes, Myson originaire d’une obscure bourgade continentale et Anacharsis fils d’un roi barbare et d’une Grecque]. La figure du philosophe, celle de Socrate, émerge historiquement par contraste avec celle du Sage. Certes, celui que l'on a appelé le père de la philosophie » fut reconnu par l’oracle de Delphes comme l’homme le plus sage d’Athènes. Mais la réponse de la Pythie à la question de son ami Chéréphon, ne cesse d’étonner Socrate. Il ne comprend pas qu’on puisse lui faire cet honneur, car s’il y a quelque chose qui le distingue de ses concitoyens, c’est bien la conscience de son indigence. Il proclame haut et fort ne rien savoir. Tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas, dit-il, et s’il interroge sur la place publique les hommes qu’il croise, sur les grands sujets qui devraient préoccuper la conscience humaine, il ne prétend pas connaître la réponse à ses questions. Etrange figure que celle de cet homme dont la mission consiste à éveiller les hommes à la conscience d’eux-mêmes. Il les exhorte à se connaître eux-mêmes, à se réfléchir dans le mystère de leur condition. Or ramenée à sa vérité existentielle, celle-ci est celle d’un être travaillé par l’énergie du désir. Vivre, pour chacun d’entre nous, c’est désirer, c’est nous projeter vers des objets ou des buts dont nous attendons l’accomplissement de notre existence. Mais que désirons-nous vraiment ? En disant qu’il n’a qu’un seul savoir, le savoir d’Eros, l’amour-désir, [ Moi qui fais profession de ne savoir que l’amour » Banquet, 177d], Socrate se présente comme celui qui dramatise dans sa personne la réponse à cette interrogation. Il signifie d’abord qu’un être de désir est un être privé de la plénitude des dieux. Le désir est la marque en creux d’un manque, d’une pauvreté ontologique car on ne désire pas ce que l’on possède, seulement ce dont on est privé. Mais pour tendre vers ce qui pourrait nous combler, il faut bien avoir conscience de ce manque et en ce sens le désir est riche, car seul celui qui a l’intelligence de sa misère est en mesure de la surmonter. Socrate est donc à la fois pauvre et riche. Comme Eros, dont il se veut l’archétype, sa nature est ambiguë. Il n’a pas la perfection des dieux mais il tend vers elle et s’il nomme sagesse ce qui permet au désir d’avoir l’intelligence de lui-même et de ne pas se fourvoyer dans des impasses, c’est que le souverain bien de la vie n’est pas offert aux hommes comme un don du ciel. Son vrai nom, c’est le bonheur et il se trouve qu’il n’y a pas de bonheur possible sans la compréhension de ce qui peut nous rendre heureux et la mise en œuvre des moyens appropriés à cette fin. Voilà pourquoi de désir philosophique ou désir de sagesse est au fond le savoir et la sagesse du désir. Non point que la sagesse soit en soi la fin de l’existence. Ce que nous visons comme la fin suprême, c’est la réussite de notre vie, son accomplissement, mais sans la sagesse, cette fin est compromise. Voilà pourquoi les Anciens la définissent comme la méthode de la vie bonne et heureuse. Ce faisant, ils confèrent à la philosophie sa dimension existentielle. Ce qui est en jeu en elle, c’est bien autre chose qu’un simple exercice intellectuel, ce n’est rien moins que notre être et notre vie dans ce qui nous importe le plus, à savoir le bonheur. II Analyse de la notion de sagesse. A première vue, par les temps qui courent, il faut bien reconnaître qu’elle ne définit pas un idéal réjouissant. La mode est à tout ce qui est contre » ou anti » Cf. la contreculture, l’antiphilosophie, l’anti-art etc.. Peu importe que ce qui se croit anticonformiste soit le comble du conformisme ambiant, il n’en demeure pas moins que les idéaux traditionnels de la sagesse semblent bien désuets. La passion, la dépossession de soi-même, le délire, les exaltations sociales ou personnelles revêtent plus de prestige dans une société du spectacle que les sobres vertus du philosophe socratique. Or si l’on en juge par la consommation que nos contemporains font des psychotropes ou des psys » tout court, on n’a pas l’impression que la fascination des passions et de leurs excès soit le sésame du bonheur. Alors, ne soyons pas piégés par les préjugés du moment et voyons ce qu’il faut entendre par sagesse. En un premier sens, le terme est synonyme de savoir le philosophe est un amoureux du savoir et la sagesse définit un idéal théorique. En un deuxième sens, il renvoie à une certaine manière de se conduire. Le philosophe se reconnaît à une posture existentielle marquée par le sens de la mesure, la sérénité, le contentement, l’accord avec soi-même et avec le monde la sagesse définit alors un idéal pratique. Cette distinction entre la polarité théorique et la polarité pratique de la sagesse est purement spéculative car les deux idéaux s’impliquent réciproquement. Il est vain de croire que l’on puisse être sage sans être éclairé ou que l’on puisse exercer sa pensée avec rectitude dans la violence des passions ou le dérèglement de la conduite. Les Anciens avaient deux mots pour désigner les deux dimensions de la sagesse sophia pour le savoir ou sagesse théorique et phronésis pour la sagesse pratique ou prudence. A La sagesse comme idéal théorique. Le recours à l’idée de sagesse ne va pas de soi lorsqu’il est question du savoir car on oppose d’ordinaire le savoir à l’ignorance non à ce que connote l’absence de sagesse, et que pour aller vite on qualifie parfois de fou ». Il s’ensuit qu’on a peine à croire que, comme il y a des conduites folles », il y a des pensées folles ». Or si l’on entend par là le caractère insensé, aberrant, irréfléchi, infondé des représentations et du discours, il faut bien reconnaître que le manque de sagesse n’est pas le monopole des grands délirants. Ceux-ci ont au moins l’avantage d’exhiber clairement la couleur mais on peut se demander s’ils ne font pas que pousser à la limite un désordre ne sévissant pas que dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique. Car il ne suffit pas d’être sain d’esprit pour être à l’abri de l’ignorance, des aveuglements, de la bêtise et de la bassesse et c’est sans doute parce qu’il a une conscience aiguë de ce qui menace toujours l’exercice de l’esprit que le philosophe a une singularité parmi les siens. Il vit de la même vie que tout le monde et pourtant il y a en lui une altérité irréductible dont le prix est la solitude dans le meilleur des cas, la condamnation à mort dans celui de Socrate. C’est que le grand détour qui se nomme philosophie change tout et d’abord la manière commune de penser. Comme tel, le philosophe est souvent vécu comme une offense vivante par tous ceux qui veulent se sentir au chaud dans leurs certitudes. Et ceux-ci ne se trompent pas. La pensée est dangereuse par nature. Elle est comme un grand vent qui balaie le confort intellectuel, subvertit les habitudes mentales, et toujours fait honte à la bêtise et à la bassesse, pour reprendre une formule de paternité nietzschéenne. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Pour s’en faire une idée précise, il est urgent de comprendre ce que penser veut dire. 1 Pensée immédiate, pensée philosophique. Tous les hommes, du plus sauvage au plus civilisé, étant porteurs d’un esprit, tous en font usage et si penser consistait seulement dans cet exercice, il faudrait dire que tous les hommes pensent. Tous, en effet, vivent dans un monde de significations et de valeurs. Le réel n’est pas pour eux une présence muette, il est le corrélat du dévoilement qu’en opèrent la langue qu’ils parlent et la culture à laquelle ils appartiennent. C’est dire que tous visent du sens, se communiquent des significations et des valeurs structurant leur rapport au monde et celui qu’ils entretiennent entre eux. Parce qu’il est parlant, l’homme est un être pensant. En ce sens, la pensée n’est le monopole de personne, elle est le propre de l’humaine condition, même dans ses formes pathologiques car les paroles du malade mental, pour délirantes qu’elles soient, ne sont pas dénuées de sens. Et pourtant il ne suffit pas de faire usage de son esprit dans la parole pour penser vraiment. L’enfant parle mais nul enfant n’est l’auteur d’une œuvre philosophique et pendant des millénaires, des hommes ont vécu dans des sociétés ayant ignoré ce que penser veut dire. C’est donc qu’il y a une grande différence entre ce que l’on peut appeler la pensée immédiate, spontanée et la pensée philosophique ou pensée tout court. L’une se déploie sous le signe de la passivité, l’autre sous celui de l’activité. L’une s’effectue sous le signe de la dépossession de la maîtrise spirituelle et morale, l’autre sous celui de la réappropriation de cette maîtrise. De fait, tant que ce que l’on pense est la caisse de résonance de représentations ayant été construites à notre insu par l’éducation que nous avons reçue et par notre milieu culturel d’appartenance, il est erroné de prétendre que nous sommes le sujet actif de nos pensées. Celles-ci ont été fabriquées, indépendamment de notre initiative intellectuelle par des instances extérieures dont nous sommes inconsciemment le jouet. Nous les avons absorbées avec le lait maternel au cours de notre développement par le seul fait d’être immergé dans un contexte familial, social, historique et d’apprendre à parler une langue particulière, car aucune langue n’est un décodage neutre de la réalité. Toutes analysent le réel conformément aux intérêts, aux traditions, à la situation singulière de tel ou tel groupe. Il s’ensuit que sous sa forme immédiate, la pensée est moins de l’ordre du pensé que de l’impensé. Elle fonctionne à l’intérieur d’un système de représentations dont elle subit, sans en avoir conscience, le déterminisme idéologique. Aussi est-elle le porte-parole de significations dont elle est prisonnière. Celles-ci ont tellement bien été intériorisées qu’elles se sont solidifiées sous la forme d’habitudes mentales s’imposant avec une telle évidence qu’elles constituent des obstacles internes à l’activité pensante. C’est dire qu’on ne pense pas comme on respire et qu’il ne suffit pas de disposer d’un esprit pour penser vraiment. C’est pourquoi la philosophie n’est pas une pensée au premier degré. La pensée véritable s’accomplit toujours comme pensée de la pensée c’est-à-dire comme mouvement de retour de l’esprit sur lui-même afin de soumettre ses productions à l’examen rationnel. Elle s’actualise donc comme reprise critique de ce qui jusqu’alors allait de soi. Elle marque le moment où le sens cesse d’être accepté comme sens reçu pour devenir un sens problématique. Elle constitue donc un point de rupture entre un avant et un après, ce que Socrate soulignait en disant que la vie philosophique est une sorte de seconde naissance. Et cela vaut aussi bien pour l’humanité en général que pour l’homme en particulier. Pour l’humanité en général, c’est patent, si l’on prend acte que la philosophie n’a pas toujours existé. Elle naît à Milet en Asie Mineure au VIème siècle avant ce fait témoignant que l’aventure humaine n’est pas substantiellement liée à l’aventure philosophique. En revanche, elle l’est à la pensée religieuse ou mythologique qui, elle, est de toujours et de partout. Les hommes ont en effet toujours eu besoin de rendre intelligible leur expérience, de comprendre d’où ils viennent, où ils vont, de fonder les règles de leur existence collective, la fonction des récits mythiques étant d’apporter une réponse à leurs questions. La pensée mythique a ainsi précédé la pensée rationnelle. Comme la science et la philosophie, sa vocation a été de produire de l’intelligibilité. Elle a fourni à nos plus lointains ancêtres les significations et les valeurs sans lesquelles aucune vie humaine n’est possible, et aux sociétés le ciment idéologique nécessaire à leur cohésion. Mais il est clair que ce mode de pensée, qui reste vivant pour une grande partie de l’humanité encore, est fondamentalement différent du mode de pensée rationnel. Il fait une large place à l’imaginaire en lieu et place de la raison. Il fait intervenir dans ses explications la croyance en des êtres surnaturels dont les actions sont au principe des choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent continuer à être sous peine de grands désordres cosmiques et sociaux. Et surtout il a ceci de caractéristique que les récits mythiques ne se présentent pas comme des créations humaines mais comme des révélations divines recueillies par des initiés faisant autorité dans le groupe. Il s’ensuit que le logos le discours rationnel est ce qui se construit à partir du muthos et en rupture avec lui, cette conquête allant de pair sur la scène sociale avec de profondes transformations. Car tant que les significations sont transmises sur le mode d’une tradition sacrée, leur vérité ne se discute pas, pas plus que ne se discute le pouvoir des gardiens du temple qui les imposent. La soumission aux vérités religieuses est soumission à une tutelle théologico-politique dont on ne dira jamais assez qu’il ne suffit pas d’être porteur d’un esprit pour s’en libérer. Ce préjugé idéaliste contribue à méconnaître que la capacité d’initier un rapport critique aux vérités communément reçues est liée à des conditions historiques particulières. 2 Les conditions d’émergence de la pensée philosophique. a Conditions matérielles d’ordre économique. D’abord il faut avoir bien conscience que tant que les ressources de l’esprit sont essentiellement engagées dans la résolution des problèmes pratiques les hommes ne sont pas libres pour faire de la recherche de la vérité une fin en soi. Ils n’en ont ni le temps ni la disponibilité d’esprit. Comme dit le proverbe Vivre d’abord, philosopher ensuite ». En ce sens, la philosophie est un luxe. Elle est liée, d’une part à la richesse d’une société capable de faire émerger une classe d’hommes ayant la liberté de se poser des problèmes théoriques, d’autre part à une organisation sociale inégalitaire, car pour que certains disposent de ce loisir, il faut que d’autres travaillent pour pourvoir aux besoins de la vie. C’est une société esclavagiste, puisant dans le réservoir immense de ses colonies une main d’oeuvre utile à sa prospérité, qui a inventé la philosophie. Il ne faut pas voir dans cette vérité historique dérangeante une souillure de l’activité pensante, ni même considérer que la valorisation de la vie théorétique par les Grecs est purement idéologique comme le prétendent ceux qui ne voient dans leurs valeurs que l’expression et la justification d’une situation d’intérêts. [On appelle idéologique tout système de représentations n'ayant de valeur théorique qu’en façade et reflétant, inconscient de son propre déterminisme, un contexte socio-économique qu'il a pour fonction de justifier]. Il me semble qu’il faut plutôt y voir le témoignage que les activités utilitaires ont par nature un rapport à la servitude. Car avant d’être un scandale social, l’aliénation matérielle est le propre de la condition humaine en tant qu’elle est contrainte, par la nécessité où elle se trouve de satisfaire les besoins animaux, de s’adonner à des tâches qui ne sont pas pour elle des fins en soi mais seulement les moyens de fins imposées par la nature, manger, se vêtir, se loger, se protéger etc.. Elle est condamnée à résoudre le problème de sa survie avant de poursuivre ses fins propres. C’est dire que si le lait et le miel coulaient à flots, elle échapperait au fardeau du travail. Celui-ci est donc le tribut que l’humanité paye au fait qu’elle participe de l’animalité. S’il n’en était pas ainsi, si sa nature était purement spirituelle, l’existence se déploierait d’emblée dans sa liberté et les hommes se consacreraient aux activités qui sont le propre d’un être libre. Les Grecs les appellent les activités libérales, la plus excellente d’entre elles étant l’activité pensante parce qu’en philosophant l’homme ne fait pas autre chose qu’accomplir la fonction qui le distingue de l’animal et le définit dans son humanité. Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve ; presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa propre fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin » Aristote, Métaphysique, Livre A, Tome1, Vrin, p. 9. b Condition politique. Il ne suffit pas néanmoins d’être affranchi de la contrainte du travail pour avoir le loisir de penser. En témoigne le fait que de nombreuses sociétés antiques furent prospères et pourtant elles n’ont pas rendu possible l’apparition de la philosophie. Leur manquait la condition politique, celle qui fait de la possibilité d’exercer son esprit de manière autonome un droit inscrit dans le rapport politique. Car tant qu’il est tabou » de mettre en doute les vérités révélées, tant que l’exercice libre de l’esprit expose à la prison ou la mort, la liberté de penser est un leurre. Certes elle peut être le privilège de quelques favorisés des dieux, voués à la clandestinité, mais il ne faut pas surestimer les capacités d’un esprit solitaire. On ne pense pas seul. C’est l’échange, la circulation des idées, leur discussion qui permet à chacun de faire un usage fécond de son entendement. La philosophie suppose donc une société dans laquelle les savants et les penseurs peuvent faire un usage public de la raison. Elle implique que les significations et des valeurs soient discutées dans un large débat public. Là où les esprits éclairés sont condamnés au silence, là où une pensée unique se protège par l’intimidation ou la terreur de toute entreprise critique, les esprits ne sont pas en situation de sortir de l’obscurantisme dans lequel on les enferme. Les Lumières et leur progrès sont donc affaire collective beaucoup plus qu’affaire personnelle. Comme l’écrit Kant Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées, et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser ». Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Vrin, p. 86. Il s’ensuit qu’on se libère collectivement de l’emprise des superstitions ou alors on reste massivement dans une situation de minorité intellectuelle et morale, imputable aux stratégies de domination de ceux qui cherchent à sauvegarder leur pouvoir mais aussi à la lâcheté et à la paresse du plus grand nombre. Il n’est donc pas étonnant que la société qui a inventé la philosophie soit aussi celle qui a inventé la démocratie. La philosophie est fille de la cité » se plaît à dire Jean-Pierre Vernant. Avec cette invention, l’humanité se réapproprie le pouvoir qui avait été jusqu’alors conféré aux dieux, à savoir le pouvoir d’instituer son monde. Les hommes revendiquent le droit de décider des règles de leur vie collective, de discuter de la loi, d’être l’auteur de leur histoire. Cette réappropriation du pouvoir politique marque l’entrée des sociétés dans le régime de l’historicité. Car tant que la source du sens et de la loi est l’instance divine, les hommes n’ont pas la liberté d’être les auteurs de leur aventure. Ils sont hétéronomes. Ils reçoivent leur loi d’en-haut ou d’ailleurs. C’est l’invisible qui règle le visible, le sacré qui règle le profane, l’anhistorique qui régit l’historique. L’homme archaïque vit son histoire en l’annulant. Tous ses actes sont des rites de commémoration, de participation, de répétition du passé fondateur. Comme l’écrit Marcel Gauchet La religion, c’est l’énigme de notre entrée à reculons dans l’histoire » Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, En ce sens l’avènement de la philosophie trace une frontière entre ce que l’on peut appeler avec Jan Patocka la condition pré-historique » de l’humanité et sa condition historique », celle qui a été ouverte par les Grecs. Histoire froide, stationnaire d’un côté, histoire chaude de l’autre. Modestie du sens reçu dans l’une, problématicité du sens interrogé dans l’autre. L’activité pensante ne va donc pas sans situation de crise. Crise du sens, ébranlement du sens reçu, effondrement des repères traditionnels. Est-ce à dire que la philosophie s’accomplisse comme anarchie intellectuelle et politique, triomphe des arbitraires individuels, nihilisme du sens, revendication d’une autonomie anomique ? Certes non, mais pour le comprendre, il importe de bien voir que les conditions matérielle et politique ne suffisent pas encore à rendre possible l’intentionnalité philosophique, il y faut aussi des conditions intellectuelles et morales. c Condition intellectuelle et morale. Conditions aussi difficiles à expliciter qu’à mettre en oeuvre car, une fois les deux premières assurées, seule l’initiative personnelle est en cause. Or rien n’est plus rare de la part des hommes qu’un authentique esprit philosophique, rare et dangereux comme le montre le destin de Socrate. En 399 av. Athènes condamne le philosophe à boire la ciguë, et comme chacun sait, la cité athénienne n’est ni une tyrannie, ni un totalitarisme, c’est une démocratie. Comment s’expliquer une telle tragédie ? N’est-ce pas la preuve que si la liberté politique est nécessaire pour penser librement, elle n’est pas suffisante ? D’autres puissances d’aliénation sont à mettre hors-jeu, d’autres obstacles à surmonter, d’autant plus redoutables qu’ils ne sont pas externes, mais internes à la pensée. Spontanément, en effet, chacun croit qu’être libre de penser consiste à penser ce que l’on veut. On confond volontiers la liberté de la pensée avec la liberté d’opinion. Or opiner n’est pas penser. Tous les hommes ont des opinions mais peu d’hommes pensent. Voilà un paradoxe qui en surprend plus d’un car autant les hommes ont plaisir à s’entendre dire qu’ils sont libres de penser, autant il leur est pénible d’avoir à s’affranchir de ce qui rend cette liberté illusoire. Ils croient naïvement que la liberté de l’esprit est une donnée alors qu’elle est une conquête. En témoignent les attentes des lycéens rentrant en classe de philosophie. Ils en espèrent avant tout des satisfactions narcissiques. Enfin l’occasion va leur être donnée, comme dans un café philosophique, de pouvoir exprimer leurs opinions, d’être pris en sérieux dans ce qu’ils imaginent être leur pensée personnelle ». Et quelle n’est pas leur déception, voire leur irritation lorsque, confrontés au professeur de type socratique, ils sont mis en demeure d’examiner ce qu’ils disent et de découvrir souvent que leur propos ne résiste pas à l’étamine de la raison ! C’est donc que l’acte de penser obéit à certaines exigences. Quelles sont-elles ? Voilà ce qu’il faut maintenant approfondir pour prendre la mesure de la conversion intellectuelle et morale qu’implique l’activité pensante. Car celle-ci ne se déploie pas comme un mouvement naturel. Penser, en effet, c’est s’arrêter. Voyez le penseur du sculpteur Rodin. L’artiste figure dans cette statue, par contraste avec celle qui représente l’homme qui marche, l’opération même de la pensée. Il donne à voir ce qui n’a pas de visibilité car, s’agissant d’un processus spirituel, celui-ci ne se déploie pas, comme le geste physique, dans l’extériorité perceptible. Et pourtant il est lié à une posture corporelle. Le penseur est en arrêt, replié sur soi, comme s’il était mis en situation de changer la direction de son regard, de l’orienter dans une autre direction. Non plus expansion et extériorisation existentielle mais retour sur soi et déploiement des potentialités de l’intériorité spirituelle. L’acte par lequel la pensée se pose dans sa liberté et advient à l’existence est ainsi inséparable d’une certaine attitude mentale définissant en propre l’éveil philosophique. Voyons ce qui le caractérise. 3 Les caractères de l’esprit philosophique. a La faculté de s’étonner. Un sujet pensant est un être renouant avec une vertu de l’enfance consistant à poser un regard étonné sur le monde. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi les choses sont-elles ainsi et pas autrement ? L’étonnement est le contraire de l’inertie intellectuelle, celle qui finit par triompher des questions en leur substituant le confort des réponses reçues. Car l’enfant est à la fois celui qui interroge avec la vivacité d’un esprit curieux, et celui qui fait confiance à l’autorité lui fournissant la réponse. Il est crédule, cette crédulité ayant tôt fait de l’endormir et d’en faire une proie facile pour tous les endoctrinements idéologiques. L’éveil intellectuel a ceci de singulier qu’il fait retrouver la disponibilité de l’enfance au questionnement tout en rompant avec sa naïveté et sa passivité. Les réponses communes ne sont plus ce qui le clôt, elles sont au contraire ce qui le suscite. Surtout quand on prend acte de leur multiplicité et de leur diversité. N’est-il pas étonnant que les réponses des hommes à des questions identiques soient si différentes ? Comment ne pas être interpellé par l’hétérogénéité et les contradictions des représentations humaines ? Le philosophe Epictète disait, en ce sens, que ce qui initie l’effort de penser est moins l’énigme du monde que les contradictions des opinions humaines prétendant la résoudre. Voilà le début de la philosophie. Toutes les opinions sont-elles justes? Comment pourraient-elles l'être si elles se contredisent? – Toutes ne sont donc pas justes, mais du moins celles qui sont les nôtres – Et pourquoi celles-ci plutôt que celles des Syriens ou des Egyptiens? Pourquoi les miennes plutôt que celles de tel ou tel ? – Pas plus les unes que les autres ». Entretiens, II, XI. S’étonner revient donc à rompre avec le familier, autrement dit à faire l’expérience que ce qui jusqu’alors allait de soi a perdu pour nous son évidence. Expérience vertigineuse parfois. Les grands auteurs ne cachent pas qu’il y a dans cette prise de conscience un vécu déstabilisant, angoissant. La tentation est grande de se dérober à la tâche ainsi initiée. Retrouver la quiétude du sens reçu plutôt que s’engager dans l’aventure de la recherche de la vérité. Celle-ci requiert du courage et d’abord celui de cesser de s’aliéner dans des contenus de pensée consacrant son hétéronomie pour examiner avec ses seules ressources ce qu’il en est de leur prétention à la vérité. Est-ce par paresse et par lâcheté, comme l’analyse Kant, que la plupart des hommes n’assument pas cette responsabilité de l’esprit ? Ils renoncent à se servir de leur entendement et semblent se complaire dans leur minorité intellectuelle. Que cette complaisance soit de rigueur dans un contexte social où la pluralité des opinions n’a pas droit de cité, on peut encore le comprendre. Mais que la nécessité de distinguer le vrai du faux ne se fasse pas impérativement sentir là où s’expriment les opinions les plus diverses et les plus contradictoires, voilà qui laisse perplexe. Comment est-il possible que les hommes s’accommodent si bien de la contradiction des réponses données à leur question ? Comment peuvent-ils dire de la même chose, considérée sous le même rapport une chose et son contraire, sans que cette inconséquence ne les dérange ? Il y a là un double scandale pour l’esprit D’abord celui qu’incarne le conflit des opinions. Impossible de s’en satisfaire si l’on est un esprit qui se respecte car le principe de non contradiction et le souci de la vérité sont des exigences essentielles de la raison humaine. Deux propositions contradictoires ne peuvent être simultanément valides. La nécessité de les soumettre à l’examen rationnel s’impose afin de sortir de la contradiction et de faire triompher la vérité. Pourquoi donc si peu d’hommes se sentent tenus de procéder à cet examen ? Cela signifie-t-il que la majorité a renoncé à toute prétention à la vérité ? Car si vérité il peut y avoir, elle ne saurait varier d’un individu à un autre, d’une époque à une autre, d’un groupe à un autre. Là où il y a plusieurs vérités, la cohérence veut qu’il n’y ait pas de vérité du tout. Alors, la complaisance de la plupart des hommes à l’endroit du conflit des opinions témoigne-t-elle qu’ils ont fait le deuil de la vérité ? Nullement et c’est le second scandale. Celui que représente l’inconséquence humaine à revendiquer la vérité pour des énoncés n’ayant aucune légitimité à une telle prétention. Car comment puis-je savoir si ce que je dis est vrai tant que je n’ai pas pris la peine d’examiner si j’ai raison de le croire ? Or tel est le propre de ce que les Grecs appellent la doxa, ou de ce que nous traduisons par l’opinion. Est opinion, toute affirmation n’ayant pas été soumise à un examen critique. Elle est reçue comme vraie sans que l’esprit ne se soit préoccupé sérieusement de savoir si cet énoncé est vrai ou faux. Toutes nos idées premières sont en ce sens des opinions, c’est-à-dire des préjugés, des a priori », des idées toute faites. On les croit vraies mais on ne sait pas si on est fondé à le croire. On ne peut donc pas les étayer sur de solides raisons théoriques, et pourtant elles n’en sont pas moins certaines pour celui qui les énonce. Etrange paradoxe moins une idée est interrogée dans sa valeur de vérité, plus elle revêt le prestige de la vérité pour son adepte. L’opinion est dogmatique par nature. Or le pire ennemi de l’esprit, ce n’est pas l’erreur, c’est le dogme. Retrouver la faculté de s’étonner revient donc à se réveiller d’une sorte de sommeil dogmatique et à devenir disponible pour une véritable recherche de la vérité. C’est à cette tâche que s’emploie Socrate dans son rapport à ses concitoyens. Par la pratique de l’ironie, feinte naïveté, il s’efforce de déstabiliser ses interlocuteurs afin de leur rendre une liberté qu’ils ont perdue. Ils sont tellement persuadés de posséder la réponse aux questions que Socrate leur pose qu’ils ne prennent pas le temps de les réfléchir. Ils sont prisonniers d’un pseudo-savoir que l’interrogation socratique fait éclater en les confrontant à leurs contradictions. Ce faisant, ils prennent conscience de leur ignorance et peuvent initier la conversion intellectuelle et morale dont on a parlé précédemment. De fait, dès lors qu’on s’étonne à nouveau, et d’abord de sa propre inconséquence, on transforme radicalement son rapport au vrai et aux autres. On n’est plus, avec eux, dans une stratégie de pouvoir, où l’enjeu est de leur imposer une vérité dont on se croit titulaire. Il s’agit, à partir d’une inscience enfin consciente d’elle-même, de se disposer à chercher ensemble la vérité qui nous manque. Moment libérateur de la mission socratique. Comme une torpille, elle paralyse mais comme le taon elle réveille. Il faut bien balayer le faux pour rendre possible l’épiphanie du vrai. Et cela passe par la mise en œuvre d’un second caractère de l’esprit philosophique. b Esprit de doute. Douter consiste à cesser de subir l’empire d’une certitude. Servitude intérieure, la certitude l’est car elle est l’état d’un esprit qui adhère à un contenu de pensée qu’il croit ou qu’il sait être vrai. Un esprit absolument certain de quelque chose est privé de toute possibilité de recul pour examiner la valeur de l’énoncé qui le tient autant qu’il y tient. Rien n’est pire que l’adhésion massive, sans réserve, sans pensée de derrière » dirait Pascal. Plus de jeu entre la pensée et son contenu. Plus de liberté. Ce rapport aux idées est le propre du fanatisme, du sectarisme typique des engagements idéologiques. On ne peut pas discuter avec les esprits certains. Soit on les conforte dans leurs convictions, soit on les ignore, ou l’on se bat pour les empêcher d’imposer socialement leur point de vue. La violence inhérente à la conviction détruit les conditions de possibilité d’un vrai dialogue entre les hommes de telle sorte que la capacité de s’arracher à ses maléfices est la première victoire de l’esprit sur lui-même. Il n’y a que les sots et les huîtres qui adhèrent » disait Valéry pour pointer l’ampleur de l’aliénation consubstantielle à cette manière de se rapporter aux significations et aux valeurs. Voilà pourquoi l’acte fondateur de la philosophie est pour Descartes la pratique méthodique du doute. Il y a déjà quelque temps, écrit-il, que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences ». Méditations métaphysiques. I. 1641. Qu’il s’agisse de Socrate avec l’ironie, de Descartes avec le doute ou de Kant avec le projet critique, l’exigence de la pensée s’actualise toujours comme entreprise d’affranchissement de ce qui procède en elle d’une autre autorité que celle de l’esprit pour fonder à nouveau frais ce qu’elle peut tenir pour vrai. Cela ne signifie pas que le balai de la pensée soit destructeur par principe comme si dans les croyances humaines, rien ne pouvait être justifié par des arguments rationnels. Le doute ne préjuge pas de la vérité ou de l’erreur de ce qui est mis en doute. Il se peut qu’au terme de l’examen, la vérité de l’énoncé résiste mais alors elle se fonde sur d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion. D’ordinaire ce qui fait la force de cette dernière, c’est l’habitude l’habitus au sens de Bourdieu, le prestige du nombre nous sommes ainsi faits que les opinions partagées par le plus grand nombre nous semblent vraies, celui de l’autorité pour l’enfant, l’élève, le membre d’une église, les idées reçues des parents, des professeurs ou des savants, du pape, de l’imam ou du rabbin ont une valeur de vérité. Or ce n’est pas parce qu’on a toujours pensé cela que c’est vrai, ce n’est pas parce qu’une erreur est partagée par le plus grand nombre qu’elle devient une vérité, ce n’est pas parce qu’ Aristote a dit » que c’est vrai. Encore faut-il s’en assurer par l’examen rationnel au terme duquel la vérité sera théoriquement établie ou la fausseté démasquée. Il s’ensuit qu’une vérité théoriquement étayée est autre chose qu’une vérité d’opinion. Distinction subtile établissant que ce qui fait le caractère doxique d'une affirmation, ce n'est pas son contenu, qui peut avoir une valeur de vérité Cf. Thème de l’opinion droite chez Platon, c'est le rapport que celui qui la formule entretient avec elle. Il est incapable de la fonder rationnellement. L’étonnement, le doute ne sont pas des fins en soi. Ce sont des dispositions intellectuelles nécessaires pour s’engager sur le chemin de la connaissance, c’est-à-dire pour conduire un véritable examen. c Esprit d’examen réflexivité. Examen », le mot a souvent été prononcé mais il ne suffit pas de dire le mot pour être au clair sur ce qu’il désigne. Comment s’y prendre pour conduire un examen digne de ce nom ? Cela exige de procéder à une opération de réflexion au sens optique du terme. Comme le rayon lumineux est renvoyé dans une autre direction par la rencontre d’un obstacle, réfléchir, pour la pensée, c’est faire retour sur elle-même, afin de se prendre pour objet et de s’assurer par là la maîtrise de ses opérations. Là est l’enjeu de l’effort réflexif. Restaurer l’esprit dans le rôle qui devrait être le sien celui d’être au fondement de ses actes, d’en être l’auteur et le juge. Commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » dit Descartes. Par exemple, dès que nous parlons nous faisons surgir du sens mais la raison, en nous, peut-elle consentir à ce sens ? Est-il sensé ou absurde, justifiable ou non ? Seule la réflexion fait accéder à l’intelligence de ce que l’on dit vraiment. Il en est de même pour les valeurs. Dès que nous parlons nous faisons usage de notions supposant des valorisations. Bien/mal, beau/ laid, juste/injuste, utile/inutile etc., la parole commune est saturée de ces distinctions mais quelle est la valeur des valeurs que nous énonçons? La raison peut-elle les faire siennes ? Se confirme ici ce qui a déjà été précisé la pensée philosophique n’est pas une pensée au premier degré. La pensée au premier degré est une absence de pensée ou un impensé entretenant un rapport imaginaire à lui-même. Nous croyons être l’auteur, le sujet autonome de nos discours. La réflexion nous fait prendre conscience que c’est une illusion. Dès que nous sommes attentifs aux actes de l’esprit pour en interroger le fondement et la légitimité, nous découvrons que le sujet du discours non réfléchi est loin d’être le sujet rationnel. Pourquoi ? Parce que celui-ci n’est pas immédiatement en possession de lui-même. Bien que la raison soit une faculté naturelle, elle nécessite des apprentissages pour être développée. Ce n’est pas par hasard que Platon avait fait inscrire au fronton de l’Académie Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Il signifiait par là qu’on ne rompt pas avec le doxique par un coup de baguette magique. Si l’on entend par sujet rationnel, le sujet respectant, dans l’exercice de l’esprit, les principes de la raison Ex principes logiques d’identité, de non contradiction, principes rationnels de raison suffisante, il convient d’abord d’être soumis à la dure école des mathématiques pour faire l’expérience qu’on ne peut pas dire n’importe quoi, que la raison a sa nécessité et que seul celui qui s’y conforme conduit avec rectitude son raisonnement. Les mathématiques sont une discipline où l’on apprend à ne pas tricher avec la raison. Elles nous inclinent à nous méfier de l’imagination, des impressions sensibles et surtout elles nous révèlent la dimension universelle de la raison. Le théorème de Pythagore ne dépend pas de l’arbitraire de son inventeur, ni de contingences historiques ou culturelles. Il a une nécessité et une universalité qui est celle de la raison, faculté commune à tous les hommes pour autant qu’ils ont été formés à ses exigences. C’est dire qu’on ne peut attendre des hommes une véritable réflexion philosophique en l’absence d’une formation intellectuelle très rigoureuse. Dans la présentation que Platon fait du chemin de la connaissance dans l’image de la ligne République, 510 a la sphère de l’intelligible est divisée en deux parties dont la première est la connaissance dianoétique mathématiques et ce que nous appelons les sciences aujourd’hui. La dialectique ou philosophie ne vient qu’après. Le philosophe considérait qu’on ne peut s’y consacrer qu’à l’âge de la maturité et solidement armé sur le plan intellectuel et moral. En l’absence de ces prérequis, l’examen philosophique risque de n’être qu’un jeu stérile pour des adolescents prompts à dégrader la critique philosophique en critique pour la critique, dont l’enjeu n’est plus le souci de la vérité mais l’affirmation de soi-même. Il faut, dit-il, donner aux adolescents et aux enfants une éducation et une culture appropriées à leur jeunesse ; prendre grand soin de leur corps à l’époque où il croît et se forme, afin de le préparer à servir la philosophie, puis quand l’âge vient où l’âme entre dans sa maturité, renforcer les exercices qui lui sont propres » République, 498c. Ainsi les éduque-t-on pour assumer les responsabilités sociales obligations politiques et militaires qui différent encore le temps de s’adonner à la philosophie, car celle-ci suppose non seulement la formation mais aussi l’expérience et surtout un esprit libéré de tout autre préoccupation que celle de la recherche de la vérité Cf. La notion d’activité libérale. La pédagogie platonicienne ne sépare donc pas la formation intellectuelle de la formation morale car en un sens profond, qui ne nous est plus du tout familier, les vertus intellectuelles sont solidaires de la vertu morale. En effet, ce qui empêche l’esprit de s’exercer selon sa nécessité propre, renvoie à la domination, en nous, d’une dimension de notre être encline à subvertir notre raison. Cette dimension est la dimension sensible. Avant d’être un être de raison, nous sommes un être sensible. Nous sommes un corps au sens large et il est bien vrai que celui-ci rend impossible un rapport de transparence au vrai Cf. Thème platonicien du corps tombeau ou prison de l’âme. Le réel est réfracté sur le mur de nos sens, de notre particularité empirique avec ses déterminations sexuelles Ex homme ou femme, sociales Ex prolétaire ou grand bourgeois ; riche ou pauvre, historiques Ex homme antique ou homme moderne, idéologiques Ex gauche ou droite, modéré ou extrémiste, religieuses Ex chrétien ou musulman ou bouddhiste, etc.. Nous avons des désirs, des passions, des intérêts et il suffit d’observer les hommes pour s’apercevoir qu’ils utilisent leur esprit au service de la justification et de la satisfaction de ces désirs, passions ou intérêts. Ils raisonnent donc beaucoup mais la logique qu’ils mettent en œuvre est une logique passionnelle. Ils n’utilisent pas leur raison pour examiner si les définitions sur lesquelles se fondent leur discours tiennent rationnellement la route, ou si les croyances qu’ils défendent ont une cohérence et une légitimité. Ils l’utilisent pour prouver une vérité posée extérieurement à la raison par une instance hétérogène à sa nature désir, intérêt, parti pris confessionnel, situation de classe etc.. La raison est donc aveuglée et aliénée. Elle n’est pas libre pour un exercice autonome car elle est instrumentalisée. Cette instrumentalisation de la raison, au service de fins ou de principes révélant la toute-puissance de notre part irrationnelle est proprement immorale pour le philosophe. Pour lui, la raison est ce qui fait la dignité de l’homme et ce qu’il doit honorer pour respecter sa propre humanité. Mais cela passe par un travail de soi sur soi consistant dans une ascèse. S’affranchir intérieurement de ce qui nous maintient prisonnier, libérer l’œil de l’âme de la prison du corps pour reprendre les métaphores platoniciennes. Platon parle de purification, de catharsis. Opération douloureuse dont il ne cache pas qu’elle suppose de bonnes dispositions naturelles. Si nature n’aide pas un peu, dirait Montaigne, il est vain de croire que cette tâche soit à la portée des hommes. Socrate s’employait avec l’ironie à la rendre possible. En confrontant ses interlocuteurs à leurs contradictions, il démasquait la vérité de l’opinion qui consiste à confondre le vrai avec ce qu’il nous est utile, avantageux ou plaisant de croire tel. Il mettait en évidence que l’empire de la doxa est l’empire en chacun de nous de ce qu’il faut mettre hors-jeu pour commencer à comprendre ce que penser veut dire. Mais le sens de l’ironie n’est pas épuisé par cette fonction critique. Elle est inséparable de la maïeutique c’est-à-dire d’une stratégie dont l’enjeu est de révéler chacun à la vérité de lui-même. Il s’agit de découvrir qu’on est une âme, que celle-ci est la seule autorité à respecter et que rendue à la maîtrise d’elle-même, elle est le temple de la vérité. Voilà pourquoi il comparaît son art à celui de sa mère Phénarète. Comme elle accouchait les corps en sa qualité de sage-femme, il est un accoucheur des esprits. Inutile de préciser qu’on rencontre ici la condition la plus difficile à réaliser. C’est elle qui trace la frontière entre un authentique esprit philosophique et des esprits très puissants intellectuellement mais étrangers à l’intentionnalité philosophique. Ces esprits très puissants, jouissant sur la scène sociale d’un pouvoir redoutable s’appelaient, à l’époque de Socrate, les sophistes. Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos, Thrasymaque, etc. dont les noms sont familiers à tout lecteur de l’œuvre platonicienne sont des grands représentants de la pensée sophistique. Tous sont étrangers à Athènes où ils s’installent périodiquement pour enseigner en se faisant payer très cher leurs leçons. Socrate fut accusé d’être l’un des leurs, et pourtant, tel que Platon le présente dans ses Dialogues, il dramatise l’opposition radicale de la philosophie et de la sophistique. Ce qui nous conduit à souligner qu’historiquement la philosophie émerge d’une double rupture Au VIème siècle av. comme on l’a déjà vu, avec l’école de Milet Pythagore, Anaximandre, Anaximène, d’une rupture avec la pensée mythologique. Au Vème siècle av. avec Socrate, d’une rupture avec la pensée sophistique. 4 Pensée sophistique-pensée philosophique. L’enseignement des Sophistes est difficile à unifier. Jaeger souligne que tous ont un point commun, tous professaient l’arétê la vertu politique, et tous souhaitaient l’inculquer en augmentant les capacités intellectuelles par l’exercice – quelle que soit la façon dont celui-ci était compris ». Paideia. §3 du L. II. On a dit, précise-t-il encore qu’ils furent les fondateurs de la science éducative. Ils créèrent en effet la pédagogie et, de nos jours encore, la culture intellectuelle suit dans une large mesure les voies qu’ils ont tracées » Ibid. En un certain sens, ils sont les fondateurs de l’humanisme. C’est très clair dans le récit du mythe de Prométhée que Platon fait prononcer par Protagoras dans le dialogue éponyme. Protagoras montre que la nature de l’homme est de produire de la culture grâce à son intelligence technicienne et morale. D’où la nécessité de développer les compétences polytechniciennes, ce à quoi s’emploie le sophiste Hippias dont l’objectif est sans doute, contre la caricature qu’en fait Platon dans Hippias min., d’enseigner les règles générales des arts art = savoir-faire. Nécessité aussi d’exploiter les ressources de la parole car le langage est l’instrument de la pensée et la parole, le moyen par lequel les hommes exercent un empire les uns sur les autres. Gorgias, par exemple, raconte que si l’art de son frère médecin est de faire un diagnostic et de prescrire un traitement, c’est son art à lui de persuader le patient d’écouter les conseils de celui qui possède la science. Et à l’Assemblée du peuple, si l’expert militaire ou juridique n’a pas d’éloquence, le démagogue, expert en art oratoire, aura tôt fait d’emporter les suffrages. L’éducation sophistique repose donc à la fois sur l’accent mis sur les techniques et sur la parole, les deux attributs de la nature humaine. Platon est d’une extrême sévérité avec la paideia éducation sophistique. Il accuse, dans Le Sophiste, ces maîtres d’un nouveau genre d’être des faiseurs de prestiges ». Le procès porte sur deux points essentiels. D’une part sur l’idée que le sophiste sait parler d’un art mais ne le possède pas, d’autre part sur l’idée que le logos a une autre vocation que celle que lui assignent les sophistes. Platon leur reproche avant tout d’être des faiseurs d’opinion et sous le nom d’éducation de ne pas se préoccuper d’une authentique éducation intellectuelle et morale. Le différend apparaît clairement dans l’opposition Protagoras – Socrate. Mais tous les dialogues platoniciens mettent en scène l’altérité de deux manières de concevoir l’homme et sa vocation. Là est le point essentiel où l’esprit philosophique s’affirme dans son originalité au risque d’être incompris de la plupart. Car aujourd’hui, comme hier, les hommes se sentent plus chez eux en compagnie de Protagoras que de Socrate et dans le conflit opposant l’un à l’autre, c’est Protagoras qui a gagné. Qu’enseignait donc ce dernier pour être si typique de notre modernité ? Il soutenait que l’homme est la mesure de toutes choses ». Si cette affirmation voulait dire qu’il n’y a pas d’autre autorité que la raison humaine pour décider ce qu’il en est du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, ce n’est pas Socrate qui s’en plaindrait. Sa mission n’est-elle pas de la restaurer dans ses droits à la critique et à l’établissement de la vérité ? Mais voilà, lorsque Socrate parle de la raison, il pense à tout autre chose que ce qu’entend par là le sophiste. Pour ce dernier, la raison est une faculté subordonnée. Elle n’est qu’un simple moyen d’argumentation et de raisonnement au service des passions et des intérêts des uns et des autres. Pour Socrate, bien loin de n’être que ce vulgaire outil, elle est une instance sui generis, une faculté des principes et des fins dont l’homme doit respecter les exigences pour se porter à la hauteur de la dignité qu’elle lui confère. L’homme, c’est l’âme », dit-il, pour signifier que la raison définit une dimension de supériorité ontologique irréductible à la dimension empirique dans laquelle Protagoras prétend circonscrire l’humaine nature. L’alternative est ici sans équivoque Pour l’un, l’homme n’est qu’une réalité phénoménale parmi d’autres, régie par l’ensemble des lois qui le déterminent, l’exercice de la raison n’échappant pas à cette détermination ; pour l’autre, il a une spécificité métaphysique et morale dont la raison est précisément le signe. Dans un cas, il n’est rien d’autre qu’un être réduit à sa particularité empirique, celle de son sexe, de son tempérament, de sa classe sociale, de sa situation historique, dans l’autre il est doté de la capacité de transcender ces limites pour ouvrir un horizon d’universalité. Car si la particularité empirique est indépassable chacun est condamné à voir le monde à travers son prisme, et la raison n’ayant pas d’autonomie possible, il faut renoncer à l’idée d’une vérité universelle et éternelle. Il y a autant de manières de se représenter les choses que de sujets parlants, autant de réels que de sujets qui s’en emparent. A chacun sa vérité. Le conflit des opinions est un destin. Comme le dit le proverbe Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Protagoras défend donc l’option subjectiviste et relativiste en matière de vérité. Tout au plus est-il permis de dire que certaines idées sont plus utiles que d’autres par rapport aux besoins ou aux intérêts majoritaires. S’il en est ainsi, la tâche des hommes n’est pas de chercher la vérité, de s’appliquer à discriminer le vrai du faux, elle est d’apprendre à rendre socialement puissantes les idées les plus utiles et cela passe par la maîtrise de la parole. Les sophistes enseignent donc la rhétorique ou art d’argumenter en étant capables de soutenir avec autant d’habileté une idée et le contraire de cette idée. Ils enseignent, au fond, un art de la parole désolidarisé du souci de la vérité et de la valeur c’est-à-dire une technique de pouvoir. Que la pratique sophistique du discours soit antinomique de la pratique socratique, les analyses précédentes l’ont amplement établi. Mais alors la question est de savoir si l’on peut suivre le philosophe dans ses présupposés. Car il est bien vrai que les opinions sont souveraines parmi les hommes et que s’ils parviennent parfois à surmonter leurs différends, c’est moins par la vertu de l’examen rationnel que par la soumission à la règle politique de la démocratie. Celle-ci stipule en effet que là où les membres d’un groupe ne peuvent pas s’entendre, le conflit est tranché par le principe majoritaire. Bienheureuse institution permettant de surmonter la violence des affrontements humains par une autre voie que le recours aux armes ! Mais enfin une majorité n’est jamais qu’une force et ce nest pas parce qu’on est le plus fort qu’on a nécessairement raison. En ce sens, la démocratie ne fait pas sortir du rapport de force. Or qu’on le veuille ou non jamais la raison ne pourra consentir à s’incliner sur l’autel la force. Parce qu’elle est l’instance nous permettant de nous représenter le droit, elle aspire à en assurer le règne sans autre recours que ses seules ressources. Voilà pourquoi le philosophe est l’homme qui en appelle à la raison de l’autre pour rompre avec la violence idéologique et politique. Il rêve d’une cité où le dialogue, conduit dans le silence des passions et l’ascèse des intérêts et des désirs, pourrait unir les hommes dans un monde commun. Car, à bien y réfléchir, ce monde commun n’est pas un fantasme de songe-creux. La mathématique atteste sans réserve de sa possibilité dans la mesure où sa vérité a une universalité et une éternité n’ayant pas d’autre fondement que la nécessité rationnelle. Pourquoi la raison qui est l’instrument de mesure commun en mathématique, ne pourrait-elle pas l’être pour d’autres objets que les nombres ou les figures géométriques ? Certes le très réaliste Hobbes reconnaissait que si la vérité mathématique était, comme la question du juste et de l'injuste, l'otage des passions et des intérêts humains, il y a fort à parier que les hommes la discuteraient avec une violence et une partialité comparables à celles dont ils font preuve d’ordinaire. Et il a raison. Si l’on s’en tient au fait, les Protagoras, les Hobbes voient juste. La lutte des intérêts, la violence des oppositions, l’instrumentalisation idéologique du raisonnement sont bien, aujourd’hui comme hier, une donnée observable. C’est absolument incontestable et pourtant cela ne signifie pas qu’il faille cautionner le fait comme si ce qui est devait être la mesure de ce qui peut être et même de ce qui doit être. Car rien n’autorise à réduire l’homme à sa dimension empirique et à nier qu’il a la possibilité de transcender les limites dans lesquelles les sophistes se plaisent à l’enfermer. Seule la mauvaise foi peut nous conduire à nier que la raison est, en nous, un pouvoir de transcendance. Comment, si ce n’était pas le cas, aurait-on pu écrire une Déclaration universelle des droits de l’homme ? N’a-t-il pas fallu pour cela rompre avec la clôture ethnocentrique que tous les idolâtres de la détermination ethnique de l’humaine condition proclament indépassable en fait et illégitime en droit? C’est le pouvoir de transcendance de la raison et lui seul qui permet à chaque membre d’une culture de s’arracher à son enracinement culturel, d’initier un rapport critique aux valeurs et aux significations particulières à son groupe, d’en dénoncer l’unilatéralité et de promouvoir l’idée de valeurs et de significations universalisables en droit. Le rationalisme des Lumières est né sur le sol européen mais il n’est pas l’expression de la particularité de la culture occidentale, il est l’honneur du genre humain. De même, c’est ce pouvoir de transcendance qui permet à chacun, pour peu qu’il en fasse l’effort, de prendre conscience de son désir, de s’affranchir de sa loi afin de ne plus confondre ce qui est vrai selon la norme de l’esprit avec ce qui semble tel selon la norme des affects. Ou bien encore, c’est ce pouvoir qui est en jeu dans la possibilité de tous de s’élever au-dessus de la partialité de leurs intérêts, d’en déterminer les justes requêtes et de se soucier de leur conciliation afin que l’intérêt des uns ne soit pas le tombeau de celui des autres. C’est dire que Socrate nous demande d’envisager la raison comme l’équivalent pour les questions de sens et valeur de l’instrument de mesure mathématique pour les quantités. Il nous demande de faire amitié par l’esprit et de subvertir par là notre rapport à la vérité et aux autres. Il ne s’agit plus de se croire en possession du vrai mais de le chercher ensemble, sa pierre de touche n’étant pas les vaines prétentions des uns et des autres mais seulement l’accord des esprits. 5 La sagesse philosophique comme alternative à la violence. La mission socratique se révèle ici comme mission de réconciliation des hommes au sein d’une communauté raisonnable. Mission utopique, dit le pessimiste. La nature passionnelle est bien plus puissante en l’homme que sa nature rationnelle. Pire, l’idée d’une transcendance possible de l’esprit est une illusion idéaliste. On n’a pas attendu les philosophies du soupçon Marx, Nietzsche, Freud pour instruire le procès de la raison conçue comme instance universelle et transcendante. C’était déjà le fonds de commerce de la sophistique. La crise de la raison est aussi vieille que l’émergence de son magistère. On a l’impression que la raison n’a jamais vraiment pu imposer son autorité et qu’elle n’a déstabilisé celle de la tradition ou de Dieu que pour livrer les sociétés à l’anarchie rationaliste. Le moindre forum de discussion en témoigne de manière criante. Les capacités d’argumentation et de démonstration de l’esprit sont mobilisées à tout va et les idées les plus folles ne manquent pas de défenseurs talentueux, très habiles dans l’art de leur conférer une vraisemblance. Mission difficile, répond le philosophe, mais non mission impossible. Car ce qui rend possible un vrai dialogue entre les hommes n’est pas différent de ce qui rend possible l’activité pensante. Une formation intellectuelle rigoureuse certes, dépendant de la responsabilité des sociétés, mais surtout une conversion intellectuelle et morale qui est à la portée de tout être doué d’un esprit. Seules deux conditions sont requises D’une part, un sens du problème, de l’ambiguïté des choses et de leur complexité. D’autre part, la conviction qu’on ne peut pas avoir raison tout seul, que ce qui est fondé en raison, doit être, en droit, reconnaissable par n’importe quel autre être de raison. Aux antipodes de l’homme qui est prisonnier du doxique, le penseur est donc l’homme qui se met à distance d’un contenu de pensée, l’examine en se faisant à lui-même les objections que les autres pourraient lui faire s’ils étaient présents. La pensée procède, à l’instar de la discussion avec l’autre, par questions et réponses dans une démarche dont l’enjeu est de surmonter une difficulté théorique. Car s’il n’y avait pas de problème initial, si tout était clair à l’esprit humain au point d’être tous d’accord, il n’y aurait pas besoin de faire la lumière. La pensée est donc dialogique par essence parce qu'elle est aux prises avec le problématique. Voilà pourquoi Platon dit que la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même. Cf. La pensée est un discours que l’âme se tient à elle-même sur les objets qu’elle examine…Il me paraît que l’âme, quand elle pense, ne fait pas autre chose que s’entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant, affirmant et niant », Théétète, 190a. Hannah Arendt, de même, pointe ce lien de la pensée et du dialogue en soulignant que pour penser il faut être plusieurs en un. Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée » Le système totalitaire, III, Points Seuil, 1972, p. 228. Et Kant rappelle que l’éthique de la pensée implique trois maximes directrices 1 Penser par soi-même ou maxime de la pensée sans préjugés, 2 Penser en se mettant à la place de tout autre ou maxime de la pensée élargie, 3 Penser en étant toujours en accord avec soi-même ou maxime de la pensée conséquente. La deuxième maxime est particulièrement significative. L’étroitesse d’esprit est le propre de celui qui ne parvient pas à se libérer de ses œillères parce qu’il est incapable de s’ouvrir à l’altérité. L’unilatéralité de son regard, la déterminité de sa situation le condamnent à s’enfermer dans une sorte de mythologie personnelle ou communautaire. Il manque de la plus élémentaire sagesse consistant à s’assurer de la rectitude de son propre entendement, par le détour de l’entendement des autres ou le point de vue de l’universel. Il s’ensuit que la méthode de la pensée est la dialectique ou l’art du dialogue élevé à la dignité d’un procédé de réflexion. Une question appelle des réponses que l’examen conduit à problématiser patiemment jusqu’au point où, ayant séparé le bon grain de l’ivraie, on peut s’entendre sur des vérités communes. Moment toujours émouvant que celui où l’on fait l’expérience de la transcendance de la vérité ou de la raison. Elle est la révélation d’un nous » en lieu et place de toi » et de moi ». St Augustin a dit cela merveilleusement Quand nous voyons l'un et l'autre que ce que tu dis est vrai, quand nous voyons l'un et l'autre que ce que je dis est vrai, où le voyons-nous, je te le demande ? Assurément ce n'est pas en toi que je le vois, ce n'est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l'un et l'autre dans l'immuable vérité qui est au-dessus de nos intelligences ». Les Confessions, XII, XXV, 35, Pléiade I, p. 1079. Les réussites de la réflexivité ou régression dialectique ne doivent pas néanmoins faire oublier ses demi-échecs. Il arrive en effet qu’elle débouche sur des apories, c’est-à-dire sur des impasses théoriques comme on le voit dans les dialogues de Platon que nous appelons socratiques ». Plus fidèles à la pratique du Maître que d’autres, ils sont des dialogues aporétiques. Loin d’aboutir à une conclusion positive, ils confrontent l’esprit à sa propre impuissance. Ce qui n'est pas une moindre connaissance qu'une autre car, comme l'écrit Descartes, si l'on découvre que la connaissance cherchée dépasse entièrement la portée de l'esprit humain, [on] ne s'en jugera pas pour autant plus ignorant, puisque ce n'est pas une moindre science de savoir cela que de savoir quoi que ce soit d'autre». Règle VIII des Règles pour la direction de l'esprit. Reste que par la dimension aporétique de son discours, Socrate est plus modeste que son disciple Platon. Pour celui-ci, la dialectique est la méthode de la science, le moyen de s’élever des connaissances sensibles ou doxiques aux Idées ou intelligibles purs que l’âme peut saisir intuitivement au terme de l’ascension dialectique. L’expérience invite à moins de prétentions. Si la réflexion permet de rompre avec le dogmatisme de l’opinion, ce n’est pas pour lui substituer un dogmatisme philosophique. Certes les grandes philosophies déploient des possibles de la raison dans de majestueux édifices donnant la mesure de la puissance intellectuelle de certains esprits. Mais chaque penseur recommence toujours l’aventure même s’il est vrai qu’aucun ne part de zéro et ne peut se permettre de penser à la suite de tel monument de la philosophie comme on le faisait avant. Reste qu’il n’y pas de savoir absolu en philosophie. Ce qui n’est pas une manière de cautionner le scepticisme. Le philosophe est comme le savant. C’est un douteur mais comme Claude Bernard disait que le savant doute de tout sauf de la science, le philosophe doute de tout sauf des vertus de l’examen pour éclairer le jugement et fonder des vérités raisonnables. En disant vérité raisonnable, on ne dit pas vérité indiscutable. Il faudrait pour cela que la démarche rationnelle pût se fonder elle-même ou que le témoignage que la raison se rend à elle-même au terme de l’examen fût l’affaire de tous. Or la démarche philosophique pas plus d’ailleurs que la méthode scientifique ne peut se prévaloir d’une telle assurance. L’une et l’autre reposent sur un irrationnel de fondement consistant à faire de la raison la seule mesure en matière de vérité. Mais impossible de démontrer la validité de ce présupposé car toute démonstration suppose ce qui est à démontrer à savoir que le respect des principes logiques et des principes rationnels est nécessaire pour assurer la rectitude de la pensée. En témoigne l’impuissance du philosophe rationaliste à convaincre, celui qui disqualifie la raison dans cette prétention et considère que seule la soumission à une autorité divine est une voie de salut. En ce sens, l’antinomie des voies ouvertes par Athènes et par Jérusalem est irréductible. Et la pluralité humaine en suppose bien d’autres, portant sur les questions de sens, de justice, de bien et de mal, d’utile et de nuisible. Pour élucider une question, plusieurs principes peuvent parfois être formulés, chacun ayant sa légitimité. Par exemple, on peut soutenir qu’une répartition sociale juste des honneurs, des pouvoirs et des richesses est une répartition égalitaire, ce principe étant fondé sur l’idée que les hommes sont égaux en dignité, quels que soient leurs talents et leur mérite. Mais on peut aussi considérer qu’il est injuste de traiter également des êtres inégaux en talents et en mérite et donc qu’il revient de rendre à chacun ce qu’il mérite. Est-il possible de surmonter le différend entre les partisans d’un ordre social égalitariste et un autre hiérarchique ? Rationnellement non. On est en présence ici d’un indécidable rationnellement parlant puisqu’on ne peut pas démontrer qu’un principe est plus rationnel que l’autre. Les deux ont leur légitimité du point de vue de l’esprit. Mais raisonnablement, on peut comprendre que cette égale légitimité fonde l’obligation de faire droit à leurs requêtes en s’efforçant de les concilier. Le principe égalitaire exige de conférer à tous les membres d’un groupe les mêmes droits et devoirs de base. Tous les citoyens sont égaux en droits. Une voix vaut une voix. Chacun peut également à tout autre prétendre au respect des libertés fondamentales expression, pensée, circulation, protection etc. Le principe hiérarchique invite à ne pas se limiter à une définition abstraite de l’être humain et à tenir compte des caractéristiques concrètes des uns et des autres. Dans toutes les activités certains sont plus efficaces socialement que d’autres, plus talentueux. Ce serait leur faire injustice que de ne pas proportionner les biens aux talents et aux mérites pour autant que ceux-ci ne dépendent que de la responsabilité des personnes, ce qui suppose de se préoccuper de réaliser socialement l’égalité des chances. On pourrait développer le même raisonnement à propos de l’antinomie du principe de liberté et du principe d’égalité ou bien à propos du débat actuel sur l’ouverture du mariage aux homosexuels. Ces exemples suggèrent que les problèmes sont complexes et que la faute consiste toujours à s’enfermer dans une position unilatérale. Ce qui est le risque de celui qui s’en tient à un usage strictement formel de la raison. Dès lors que celle-ci ne veut pas sortir de l’évidence du principe qu’elle a posé et de la rigueur des déductions rationnelles qui en découlent, elle devient sourde à l’ambiguïté des choses, aux contraintes du réel, à la pluralité humaine, et plus fondamentalement à l’exigence morale. Il s’ensuit que le souci d’être rationnel ne doit pas nous dispenser de nous efforcer d’être raisonnables. Et il faut sans doute suivre Gabriel Marcel lorsqu’il dit que L'homme raisonnable est peut-être avant tout et fondamentalement celui qui perçoit les limites de la raison ». Le déclin de la sagesse, page 89. Voilà pourquoi la sagesse philosophique exige le sens de la mesure et le refus de toute forme d’intégrisme rationnel. Elle implique une sorte de révélation, qui est davantage assignation à une tâche critique qu’à des certitudes dogmatiques, fussent-elles fondées rationnellement. En ce sens Russell rend justice à la philosophie lorsqu’il dit que sa valeur réside dans son incertitude même. Incertitude, rappelons-le, sur ses résultats, non sur sa fonction libératrice de la bassesse et de la bêtise et sur sa capacité de faire exister une communauté d’êtres raisonnables unis par la conscience de la sagesse qui leur manque et par la volonté d’en honorer ensemble les exigences. B La sagesse comme idéal pratique. Si cette partie faisait l’objet d’un approfondissement comparable à celui de la partie précédente, cette présentation de la nature de l’intentionnalité philosophique risquerait d’être indigeste. Je me contenterai donc de quelques remarques succinctes. On a compris que le philosophe est l’homme se sentant tenu d’honorer les exigences de l’esprit en tant qu’il est pour lui le fondement de la dignité humaine et une instance universelle et transcendante à la hauteur de laquelle il doit se porter. Or vivre, ce n’est pas seulement penser, connaître, juger, c’est aussi agir, se projeter d’une certaine manière dans le monde, tendre vers des fins dont nous espérons le bonheur. Il s’ensuit que, comme la sagesse théorique est la vertu de l’esprit dans ses opérations intellectuelles et ses prétentions à la connaissance, la sagesse pratique est celle de l’homme dans la conduite de sa vie. Dans les deux cas, il s’agit de se souvenir que nous sommes un être doué de raison et que cela fonde des obligations. La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument car noblesse oblige » affirme Alain, dans la Septième lettre sur Kant. Dans ses exhortations à ses concitoyens, Socrate ne dit pas autre chose. Avoir le souci de son âme, voilà ce qui devrait être la grande affaire de l’homme. Je n’ai pas en effet d’autre but, en allant par les rues que de vous persuader, jeunes et vieux, qu’il ne faut pas donner le pas au corps et aux richesses et s’en occuper avec autant d’ardeur que du perfectionnement de son âme. Je vous répète que ce ne sont pas les richesses qui donnent la vertu, mais que c’est de la vertu que proviennent les richesses et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à l’Etat » Apologie de Socrate, 30b. Il ne faut pas déchiffrer ce propos comme une invitation à l’ascétisme. Les besoins de notre nature animale ont leur légitimité, l’aisance matérielle aussi mais ils ne doivent pas constituer l’horizon de la vie au point de leur sacrifier les exigences spirituelles et morales et de compromettre les biens supérieurs de l’existence humaine que sont la liberté, le bonheur et la moralité. Le propos socratique n’a donc pas d’autre vocation que d’inciter chacun à mettre de l’ordre dans son être et son action afin de dessiner en soi et hors de soi le visage de l’humaine nature dans ce qui fait sa supériorité ontologique. Pas plus qu’il n’est né pour se complaire dans l’ignorance et la minorité intellectuelle, l’homme n’est fait pour subir une autre loi que celle qu’il peut se donner par sa raison. Il lui faut donc s’affranchir de la servitude de sa nature sensible, pour libérer conjointement l’exercice de son esprit des aveuglements passionnels et sa façon d’être de l’écueil de la violence et de l’indignité. Par là on comprend que la sagesse théorique et la sagesse pratique sont interdépendantes. L’une ne va pas sans l’autre, l’erreur et la faute procédant toujours de la subversion de l’exigence raisonnable par une autre loi que la sienne qu’il s’agisse de celle des désirs, des passions ou des intérêts. Ce souci de donner une expression raisonnable à la part irrationnelle de sa nature est le propre de l’amoureux de la sagesse. Il expérimente que c’est là sa tâche. Les Grecs disent son ergon. Pour eux, chaque être de la nature a une fonction qu’il est le seul à pouvoir remplir et ils appellent vertueux celui qui l’accomplit dans son excellence. Ainsi comme la vertu de l’œil est de bien voir, la vertu de l’homme est de déployer sa faculté raisonnable dans son excellence sous la forme des vertus intellectuelles et des vertus morales. Les unes et les autres supposent le courage de sauver dans toutes les occurrences de la vie les valeurs de l’esprit la vérité sur le plan théorique, le meilleur et le juste sur le plan pratique. Et il est aussi difficile de se conduire avec le sens de la justice, qu’il l’est de penser avec justesse. Car nul n’est immédiatement enclin à mettre un point d’arrêt à l’expansion de sa propre existence pour reconnaître l’égal droit des autres à exister. Nul, non plus, ne comprend spontanément que livré à son dynamisme aveugle, le désir ignore la loi du réel, veut tout soumettre à son caprice et condamne plus sûrement au malheur qu’au bonheur. La réflexion, seule, libère de cette folie » et rend possible une vie bonne et heureuse Bonne, c’est-à-dire soucieuse de ne pas avoir à rougir d’elle-même. La morale est d’abord un rapport à soi avant d’être un rapport aux autres. Il s’agit de vivre en bonne compagnie avec soi-même, d’être en accord avec le juge intérieur, celui qui incarne le point de vue de l’universel et qui toujours demande peux-tu universaliser le principe de ton action ? », peux-tu vouloir que tous les hommes agissent comme tu le fais ? ». On reconnaît là, l’impératif catégorique tel que Kant l’énonce mais le philosophe de Koenisberg ne fait qu’expliciter l’expérience commune. Celle-ci est celle d’un être ayant à vivre avec le témoin intérieur que chacun porte en soi. Peu importe la manière dont on théorise cette dualité, dualisme du sensible et de l’intelligible selon Platon ou Descartes, dualisme de la nature et de la liberté, du phénoménal et du nouménal selon Kant, l’essentiel est de comprendre qu’on ne peut pas vivre en paix dans la contradiction intérieure et le mépris de soi-même. Voilà pourquoi, Hannah Arendt lie toujours le précepte socratique Commettre l’injustice est pire que la subir, et j’aimerais mieux quant à moi la subir que la commettre » Gorgias, 469c à cette autre affirmation Mieux vaudrait me servir d’une lyre dissonante et mal accordée, diriger un chœur mal réglé, ou me trouver en désaccord ou en opposition avec tout le monde, que l’être avec moi-même, étant un et de me contredire » Gorgias, 482bc. Si un monde de scélérats est une offense à l’humanité c’est donc d’abord parce que nul être raisonnable ne veut être en guerre, pas plus avec lui-même qu’avec les autres, l’important étant d’être bien convaincu que c’est la paix morale qui conditionne la paix sociale et non l’inverse. Personne en effet n’a rien à craindre de l’homme s’efforçant d’être sage car, ainsi que l’affirme Socrate, c’est de la vertu que proviennent les richesses et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à l’Etat ». Heureuse, c’est-à-dire soucieuse d’accorder son désir et le réel. Le bonheur d’exister ne va pas sans tempérance. Celui qui ne sait pas assagir son désir en l’affranchissant des délires de l’imagination et de sa tendance à s’illimiter, celui qui ne sait pas l’orienter dans le sens de ce qui réjouit plutôt que de ce qui attriste livre son existence aux affres de l’insatisfaction permanente, rançon de la démesure et du manque de lucidité. Il est donc juste de dire, et l’expérience philosophique en témoigne chaque jour en la personne du philosophe, que la sagesse est la méthode de la vie bonne et heureuse. Mais la conclusion doit rappeler le message de l’introduction. Le philosophe n’est pas le sage. Il n’appartient pas aux hommes de jouir de la plénitude et de la félicité des dieux, seulement de tendre vers elles. - - - NB Dans son souci d’élucidation des questions qu’il affronte, le philosophe utilise ou crée des concepts qu’il emploie dans un sens épuré des confusions de la langue commune. Il importe de s’approprier avec rigueur les concepts philosophiques. Cette présentation de la philosophie suppose la maîtrise des concepts suivants - Opinion ou doxa. - Idéologie – science – philosophie. - Activité libérale – activité utilitaire. - Logos – mythe. - Pensée sophistique – pensée philosophique. - Rationnel – raisonnable. - Dogmatisme – scepticisme – rationalisme critique. - Vertu. NB Ces concepts font l'objet d'analyses sur ce blog. Il suffit d'utiliser l'index pour les retrouver. Partager Marqueursactivité utilitaire, aliénation matérielle, ascèse, bonheur, courage, Désir, dogmatisme, doxa, idéologie, liberté, logos, moralité, mythe, opinion, philosophie, raisonnable, rationalisme critique, sagesse, scepticisme, science, servitude, sophistique, tempérance, travail, vertu
30Dieu, il est vrai, a fermé les yeux sur les temps d’une telle ignorance, mais il annonce maintenant aux humains qu’ils aient, tous et partout, à se repentir. 31 Car il a fixé un jour où il doit juger la terre habitée avec justice par un homme qu’il a établi, offrant à tous une garantie en le ressuscitant d’entre les morts.’”
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Les citations célèbres sur la science 2 Les citations, pensées et mots de célébrités Aucune science ne profite à celui qui n'y prend goût. Fernando de Rojas ; La Célestine - XVIe siècle. De tous les biens, la science est le plus grand, parce qu'on ne peut ni l'enlever à autrui, ni l'acheter, et qu'elle est impérissable. Gustave Le Bon ; Les civilisations de l'Inde 1893 En matière de vraie science il y a autant à désapprendre qu'à apprendre. Adolphe d'Houdetot ; Dix épines pour une fleur 1853 Il en est de la science comme de la santé dont on ne connaît jamais mieux le prix que lorsqu'on en a fait un mauvais usage. Adolphe d'Houdetot ; Dix épines pour une fleur 1853 La science, quand elle est bien digérée, n'est que du bon sens et de la raison. Stanislas Leszczynski ; Le philosophe bienfaisant 1764 La mémoire est la faculté qui retient les choses, c'est l'étui de la science. Michel de Montaigne ; Les essais 1580 Que peut le soleil des sciences sur les gens du monde et du bon ton ? Produire le même effet que l'autre soleil sur les glaces du pôle, les argenter et les dorer de ses rayons, mais non les pénétrer. Jean-Paul Richter ; Les pensées et réflexions 1829 La science de quiconque ne croit savoir que ce qu'il sait se réduit à bien peu de chose. Jean-Jacques Rousseau ; Émile, ou De l'éducation 1762 La science est une lanterne sourde, qui n'éclaire que celui la porte. Louis Joseph Mabire ; Le dictionnaire de maximes 1830 La plus belle de toutes les sciences est celle de l'éducation des hommes. Victor Cousin ; Les premiers essais de philosophie 1817 Les beaux-arts sont le langage des passions, les sciences celui de la vérité. Cécile Fée ; Les maximes et pensées 1832 L'étude des sciences positives développe la passion du vrai, comme l'étude des beaux-arts développe l'enthousiasme du beau. Cécile Fée ; Les maximes et pensées 1832 L'œil est l'emblème de la science. Quand il s'ouvre, il voit d'abord tout en lui ; le progrès de la vision consiste à reculer toujours plus l'objet, à allonger le rayon de sa sphère jusqu'aux étoiles fixes, jusqu'à l'infini. La science voit d'abord tout en Dieu ; son progrès est de reculer toujours plus la cause dernière, d'étendre la région des causes secondes, d'augmenter le diamètre de la sphère divine. Henri-Frédéric Amiel ; Journal intime, le 9 mars 1851. Dans les recherches essentielles de science, d'affaires ou de vertu, l'esprit est à la raison ce qu'est le fard à la beauté il flatte au premier coup d'œil, déplaît au second, et flétrit à la longue. François-Rodolphe Weiss ; Les principes philosophiques et moraux 1785 La vraie beauté ne consiste pas à s'orner le visage, mais à enrichir son âme de science. Thalès de Milet ; Les sentences et adages et maximes - VIe s. av. On peut comparer la science à une belle lampe qui n'éclaire qu'autant que la raison s'engage à l'allumer. Jean-Napoléon Vernier ; Les fables, pensées et poésies 1865 Si un peu de science éloigne de la poésie, beaucoup de science y ramène. Victor Cherbuliez ; Miss Rovel 1875 La science est vaste, la vie humaine est bien courte. Honoré de Balzac ; La peau de chagrin 1831 La science est un cadran qui marque l'heure du progrès accompli. Emile de Girardin ; Les questions de mon temps 1836-1846 La véritable science est celle qui est cachée dans le sein, et qu'on produit au dehors quand on veut. Citation persane ; Les sentences et pensées persanes 1793 Il n'y a qu'une science à enseigner aux enfants, c'est celle des devoirs de l'homme. Jean-Jacques Rousseau ; Émile, ou De l'éducation 1762 La science, aujourd'hui, cherchera une source d'inspiration au-dessus d'elle ou périra. Simone Weil ; La pesanteur et la grâce 1940-1942 L'œuf vient-il de la poule ou la poule de l'œuf ? Voilà toute la science. Honoré de Balzac ; La peau de chagrin 1831 II en est de la science comme de la beauté, qui doit plutôt se laisser deviner que se montrer. Simon de Bignicourt ; Les pensées et réflexions philosophiques 1755 Voulez-vous apprendre les sciences avec facilité ? Commencez par apprendre votre langue. Étienne Bonnot de Condillac ; Le traité des systèmes 1749 La science ne sert guère qu'à nous donner une idée de l'étendue de notre ignorance. Félicité Robert de Lamennais ; Les pensées diverses 1854 Qui cherche la science cherche la douleur ; il y a de grandes souffrances dans une grande intelligence. Érasme ; L'éloge de la folie 1521 Le doute est le commencement de la science. Jean-Baptiste de La Roche ; Les pensées et maximes 1843 Ce n'est pas des richesses, mais de la science que dépend le bonheur. Antoine Arnauld ; La logique ou L'art de penser 1683 L'ignorance vaut mieux que cette fausse science qui fait que l'on s'imagine savoir ce qu'on ne sait pas. Antoine Arnauld ; La logique ou L'art de penser 1683 La science la plus nécessaire à la vie humaine, c'est de se connaître soi-même. Jacques-Bénigne Bossuet ; La charité fraternelle 1666 La science est comme la terre on n'en peut posséder qu'un peu. Voltaire ; Les pensées philosophiques 1862 On n'est jamais plus ignorant que par la science des choses inutiles. Jean-Jacques de Lingrée ; Les réflexions, pensées et maximes 1814 L'éducation ne donne pas la science, mais les instruments de la science. Nicolas Massias ; Le rapport de la nature à l'homme 1823 La science est le trésor de l'esprit, le discernement en est la clé. William de Britaine ; La prudence humaine 1689 Avec la science et l'amour, on fait le monde. Anatole France ; Le livre de mon ami 1885 Le philosophe donne à ses élèves sa propre science ; l'apôtre n'est que le témoin de celui qui sait tout. Adam Mickiewicz ; Les maximes et sentences 1798-1855 La science conduit au savoir ; l'opinion conduit à l'ignorance. Hippocrate ; La loi, IV - IVe s. av. La mort par maladie met la science en échec, elle a quelque chose d'absurde et d'injuste. Sacha Guitry ; Les pensées, maximes et anecdotes 1992 La science est la recherche de la connaissance exacte des phénomènes. Francis Parker Yockey ; Imperium 1948
. 670 674 540 704 742 309 25 606
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